Ah, que la grève est jolie, revue par la comédie musicale américaine ! Il fallait quand même un certain culot, à l’aube des années 1950, pour choisir en guise de sujet de musical les revendications salariales des employées d’une usine textile. Ledit spectacle, adapté d’un roman-documentaire à succès, mis en musique par deux relatifs inconnus et chorégraphié par Jerome Robbins, a tenu plus de mille soirs à Broadway, ce qui n’est pas rien, a lancé la carrière de Shirley MacLaine, simple doublure propulsée au bout d’un mois sur le devant de la scène, et a été adapté au cinéma par Stanley Donnen en 1957 avec Doris Day.
Indépendamment d’un sujet en prise avec l’air du temps, Jean Lacornerie a donc été fort bien inspiré de proposer au public français ce parfait exemple d’un genre porté par une vogue sans précédent. Coproduit avec Angers Nantes Opéra, le spectacle est amené à tourner dans pas mal de villes au cours de l’année 2020, et devrait ravir bien des publics. Il prouve en effet qu’il n’est pas besoin de moyens énormes pour monter ce répertoire, et que l’ingéniosité y est la véritable clef du succès.
The Pajama Game se déroule dans une bonne dizaine de décors différents ? Qu’à cela ne tienne, la scénographie unique, qui évoque l’usine Sleep-Tite (Sleep tight, « dors bien »), se charge de les suggérer tous, au prix de quelques accessoires, de jeux de lumière ou d’un pan de mur descendant des cintres. Le spectacle sera donné dans des salles sans fosse d’orchestre ? Qu’à cela ne tienne, les instrumentistes sont intégrés dans le fond du décor, dans une arrière-salle qui sert aussi de lieu de détente aux employés de l’usine, et où ceux-ci rejoignent les trois « permanents » pour jouer de leur instrument. Car les artistes recrutés pour cette production savent à la fois chanter, danser et manier le violon, la flûte ou le saxophone, etc. D’où un orchestre à géométrie variable, qui atteint treize membres en formation maximale. Bravo à Gérard Lecointe pour son adaptation parfaitement efficace, qui respecte le style de cette musique et sait varier les atmosphères comme le prévoit la partition, avec son inévitable tango pour « Hernando’s Hideaway », par exemple.
© Cavalca
Evidemment, pas question de mettre sur la scène les deux cents machines de l’usine : trois machines à coudre suffisent, complétées par des portants, des chariots et des convoyeurs à vêtements. On pourrait s’étonner du choix de pyjamas « américains », c’est-à-dire une pièce, alors qu’il est fréquemment question des « pantalons » dans le texte parlé, mais ce n’est qu’un détail. Quant aux costumes, le choix a été fait d’un irréalisme réjouissant : tous les protagonistes arborent une combinaison aux couleurs pastel ou acidulées et des chaussures montantes transparentes ; seuls les trois instrumentistes « fixes » sont en bleu de chauffe. Les dames arborent en plus des perruques fifties, permanentes ou chignons, de couleurs tout aussi artificielles. Seul hic : cette tenue unisexe efface aussi les différences de classe, rien dans leur apparence ne distinguant plus le contremaître, les secrétaires, les ouvrières…, à part la veste de costume que le nouveau directeur enfile par moments par-dessus sa combinaison orange.
Parmi les chanteurs-acteurs danseurs, il faudrait saluer les performances de chacun car même si tous n’ont pas forcément un solo à chanter. Même si les deux personnages principaux sont incontestablement Sid, le nouveau directeur, et Babe, la syndicaliste (il semble qu’à l’origine, le « comité social et économique » était en fait dirigé par un homme et non par une femme, mais l’affrontement n’en prend ici que plus de saveur), incarnés avec beaucoup de présence scénique par Vincent Heden et Dalia Constantin (vue récemment dans Into the Woods à Metz et Toulon), dont on apprécie, chez l’un, la voix de crooner, chez l’autre, la gouaille indispensable pour des numéros comme « I’m Not At All in Love » – sorte de « I Feel Pretty » inversé, avec son trio commentant les propos de l’héroïne. Les rôles ont décidément été redistribués en faveur de la parité : l’un des tubes de la partition, « 7 ½ Cents », en principe confié à Prez, à l’origine leader du syndicat, est ici confié aux ouvrières. Dans le rôle comique du contremaître Hines, Zacharie Saal sait éviter la caricature. Tous, d’ailleurs, se situent idéalement dans cette zone idéale qui évite à la fois la mièvrerie et le second degré systématique.
Devant ce genre de réussite, on se dit que l’opérette française pourrait elle aussi revivre, confiée à de semblables talents. Vœu pieux ? Peut-être pas tant que ça.