En mars 2021, La Monnaie avait prévu la création de Bastarda, un pastiche en deux soirées sur la vie d’Elizabeth I d’Angleterre fabriqué à partir des quatre « opéras Tudor » de Donizetti : Elisabetta al castello di Kenilworth (1829), Anna Bolena (1830), Maria Stuarda (1834) et Roberto Devereux (1837). Les impératifs sanitaires ont contraint au report de cette fresque lyrique, désormais prévue au printemps 2023. A la recherche d’une solution de substitution, l’équipe en charge du projet a choisi de rester dans le même univers en accouplant Elisabetta, regina d’Inghilterra de Rossini et La favorita de Donizetti. D’un côté une reine, de l’autre un roi face à la solitude du pouvoir et aux tourments du cœur, ou comment les honneurs et la puissance n’autorisent pas forcément l’amour.
Encore fallait-il que cette nouvelle proposition n’enfreigne pas les sacro-saints gestes barrières. Orchestre masqué sur scène, chœur parqué dans la salle de répétition en liaison audio, chanteurs à bonne distance les uns des autres et l’inévitable streaming, qui est à la représentation d’opéra ce que l’apérozoom est à la réunion entre amis : on ne connaît que trop la chanson, ici écourtée pour « pouvoir faire l’impasse sur l’entracte » – mais pourquoi puisque les deux spectacles sont retransmis, Elisabetta du 11 au 18 mars et La favorita du 12 au 19 mars ?
Afin d’assouplir les rigueurs de la version de concert, Olivier Fredj, le metteur en espace, a introduit deux fillettes, uniques spectatrices d’histoires qui sinon se joueraient devant une salle vide. Maigre consolation et trait d’union artificiel entre les deux ouvrages. En dépit du travail sur l’expression, les lumières et la prise de vue, les numéros se succèdent épuisés de leur suc dramatique par les contraintes virales.
Reste une musique privée d’oxygène théâtral, que Francesco Lanzillotta à la tête des forces de La Monnaie parvient cependant à maintenir en vie. Le chef d’orchestre est un spécialiste de ce répertoire. Il dirigeait en 2017 la reprise de Torvaldo e Dorliska au Rossini Opera Festival. Pesaro n’est pas loin puisque deux des interprètes d’Elisabetta regina d’Inghileterra se retrouveront dans ce même ouvrage sur les rives de l’Adriatique l’été prochain – du moins, on l’espère.
Caprice des distributions cependant, Salomé Jicia chantera Matilde quand la couronne d’Angleterre ici lui échoit. Abonnée depuis plusieurs saisons aux rôles dits Colbran (car écrits spécialement par Rossini pour celle qui deviendra son épouse), la soprano géorgienne apparaît sous son meilleur jour, réconciliée avec un vibrato que l’on a parfois trouvé envahissant et d’une intégrité vocale à toute épreuve, sans cependant l’intempérance qu’affectionne ce répertoire pour donner le frisson. Idem pour Sergey Romanovsky que seul l’air de Leicester au 2e acte met en danger. Outre l’absence de rupture sur une longueur satisfaisante et le timbre d’une matité caressante, le ténor russe sait ne jamais rudoyer la ligne. Le chant s’écoule avec un naturel appréciable. L’inverse de son rival, Enea Scala (Norfolk) qui cherche trop souvent passer en force, au détriment des nuances nécessaires à la subtilité du portrait. Inadéquation d’une voix à un rôle conçu à l’origine pour le ténor agile de Manuel Garcia ? Assurément si la remarque ne s’appliquait également à son interprétation de Fernando dans La favorita. Là pourtant Enea Scala se retrouve davantage dans son élément et il suffit que ses partenaires tempèrent sa vaillance pour que le personnage se dessine avec moins de brutalité.
© Hugo Segers
Le streaming a, entre autres inconvénients celui de priver les interprètes de la mansuétude du live. Les défauts, ô combien excusables dans la fièvre de l’action, deviennent pierre d’achoppement lorsqu’ils ne sont plus amnistiés par la magie de l’instant. Il n’y aurait que des éloges à formuler sur la Leonora de Raffaella Lupinacci si l’insuffisance du registre inférieur n’était soulignée par les micros et si, dans des conditions similaires, le disque ne donnait à entendre des Favorites habillées d’un velours autrement luxurieux. Tout au moins, apprécie-t-on chaque fois que nécessaire l’usage de variations comme ce répertoire l’exige (ce qui est moins fréquent dans les enregistrements plus anciens).
Au second plan, se détachent l’Alfonso blessé de Vittorio Prato, les vocalises réjouies de Valentina Mastrangelo en Inès et, surtout, dans Elisabetta, la Matilde incendiaire de Lenneke Ruiten. Il faut le chant libéré mais toujours contrôlé de la soprano néerlandaise, ses audaces et ses fulgurances pour retrouver l’espace d’un instant l’ivresse d’un monde affranchi des obligations covidiennes.