Dans les mois qui suivent sa création, il est fréquent qu’un production d’opéra voyage, soit reprise dans différents théâtre ; pour les producteurs c’est une façon de partager ou d’amortir les frais de production, et d’assurer une diffusion plus large à des spectacles ambitieux. Pour les maisons d’opéra qui ne disposent pas de structures de production propres, l’accueil des spectacles produits ailleurs permet de construire une saison à moindre coût et de faire son choix parmi les propositions des maisons concurrentes. C’est au terme d’un parcours de ce genre que ce Rake’s Progress produit à Caen l’automne dernier en ouverture de saison (voir l’article de Laurent Bury) puis à Limoges en janvier se retrouvait dimanche à l’affiche à Luxembourg. Hélas, les rigueurs de l’hiver avaient eu raison de la voix de Benjamin Hulett, pressenti pour le rôle titre mais atteint de bronchite, et c’est donc en toute dernière minute qu’Emilio Pons reprenait le flambeau, acceptant de chanter le rôle avec partition depuis l’avant-scène, tandis que le titulaire jouait avec ses partenaires ce qu’il ne pouvait chanter. La formule est périlleuse, surtout quand le remplaçant, sans doute faute de répétitions suffisantes, manifeste peu de familiarité avec le rôle dont il donne une lecture plutôt qu’une interprétation. Le spectacle réduit à ces tristes conditions perd beaucoup en intensité et en crédibilité et c’est dommage car la mise en scène proposait quelques beaux tableaux, la transposition au monde contemporain de l’argent facile dans les sphères de la spéculation boursière générant quelques idées intéressantes – parmi d’autres moins convaincantes !
Dominant largement la distribution vocale, Kevin Short en Nick Shadow livre une performance remarquable à tout point de vue ; il a à la fois la noirceur et les séductions du rôle, assumant crânement ses côtés subversifs avec un réel appétit pour le texte sarcastique du livret. Marie Arnet en Anne Trulove est excellente également. Le timbre est chaud et presque maternel, sa présence scénique émouvante sans mièvrerie, et on ne peut qu’être touché par le chemin qu’elle parcourt entre candeur et lucidité, illusions et résignation, avec l’amour pour seul flambeau. Isabelle Druet donne beaucoup de présence au rôle guignolesque de la femme à barbe (transformée ici en vedette people, et donc sans attribut pileux), mais sa prestation musicale nous a un peu déçu : peu de couleurs, peu d’énergie dans une voix en petite forme, toute l’attention de la chanteuse semblant s’être concentrée sur sa prestation d’actrice parfois très drôle. Sous des dehors loufoques, Colin Judson se montre très efficace dans le rôle de Sellem, Stephan Loges une peu faible dans celui du père Trulove, et Kathleen Wilkinson particulièrement extravagante dans le petit rôle de la mère Goose.
Abstenons nous de juger Emilio Pons, victime de son impréparation, ou de sa générosité à accepter une proposition de dernière minute qu’il aurait sans doute mieux fait de refuser. Il a sauvé (plus ou moins) le spectacle qui sans lui n’aurait pu avoir lieu.
Dans la fosse, l’orchestre régional de Normandie réalise une prestation très honorable malgré l’acoustique un peu sèche du Grand Théâtre, dirigé d’une main experte par Jean Deroyer qui, très attentif aux chanteurs, donne couleurs et rigueur à la magnifique partition de Stravinsky. On n’évite pas cependant quelques décalages, sans doute dus au manque de répétition et aux circonstances particulièrement difficiles et imprévisibles.