A ceux dont la politique française inspire d’inextinguibles passions, voici un opéra qui prolongera leur plaisir. Dans The Skating Rink, il est question de pouvoir, de lutte des classes, d’ambition, de sexe, de jalousie sans omettre évidemment un brûlant détournement de fonds publics – fait par amour. Quatrième opéra du compositeur britannique David Sawer, sur un livret de Rory Mullarkey, d’après le roman de l’auteur chilien Roberto Bolaño, il a été donné pour la première fois il y a deux ans au très british Garsington Opera, festival estival s’étendant sur les acres de campagne vallonnée des Chiltern Hills dans le Buckinghamshire.
Mais au soleil couchant d’Angleterre passant encore à travers les vitres de la salle, se substitue in medias res celui de la fin d’été de la Costa Brava dans les années 1990, lorsque Remo, gérant d’un camping, annonce furieux à son ami poète Gaspar, que celui-ci, gardien de nuit embauché au noir, doit chasser deux vagabondes qui s’y sont établis. S’ensuit alors une série d’événements glissant irrémédiablement entre les personnages impuissants, comme sur cette patinoire secrète, terrain de jeu de la jalousie et du mensonge et sur laquelle est abandonné finalement inerte le corps de Carmen, une des deux sans-abris. La structure dramaturgique est singulière : au développement de l’action sur le plateau s’ajoutent des passages homodiégétiques par lesquels certains personnages narrent eux-mêmes leur propre récit créant ainsi une relation attachante avec les spectateurs. Trois actes, trois récits, qui commencent chacun par un affrontement et se finissent sur une note énigmatique, de sorte à former un intriguant puzzle où l’identité du meurtrier reste inconnue jusqu’aux dernières minutes.
©Johan Persson
La partition accompagne cette originale narration en flux tendu qui ne laisse que peu de temps à l’expansion de la psychologie des protagonistes. La répétition de thèmes ou structures musicales – par exemple les croches autoritaires intimant l’ordre de renvoyer les marginales – permettent d’embrasser les récits entre eux à leur point de croisement. L’utilisation d’instruments comme le charango ou la guitare ajoutent une note colorée qui prolonge l’identité de certains personnages. La musique de David Sawer, dans son apparente simplicité, diversifie intelligemment l’orchestration et fait appel à des influences multiples que rythmes jazz ou stravinskiens – comme souvent rappelé – ne suffiraient pas à saisir. D’ailleurs, comment ne pas évoquer également l’héritage d’un Vaughan Williams lorsque se hisse une légère mélodie pentatonique, comme le récit de Gaspar au premier acte ou celui d’Enric au troisième ?
L’ensemble des chanteurs est impeccable. Malheureusement, les personnages féminins sont peu mis en valeur et, excepté l’autoritaire Maire Pilar, tenue par la très convaincante Louise Winter, elles sont toutes victimes du désir d’hommes aliénés par leur manque de pouvoir et tiennent ainsi un rôle secondaire, comme l’éphémère et potache Carmen interprétée par la charismatique soprano Susan Bickley. Deux voix se démarquent particulièrement : celle du ténor Sam Furness, lisse et ductile ; et celle du baryton Grant Doyle, particulièrement bien choisi tant il sait habilement jouer de sa rondeur de voix autant pour exprimer la lourdeur empotée du fonctionnaire insignifiant que l’ardent désir inavoué d’un homme dévoué, sorte de « ver de terre amoureux d’une étoile » ridiculisé. Et de l’humour, la mise en scène de Stewart Laing sait en jouer, des chanteurs jusqu’aux figurants, donnant à l’ensemble suffisamment d’ampleur malgré une scénographie relativement simple, quoique claire.
Malgré une dramaturgie véritablement saisissante, la fin n’entraîne pas de bouleversement. La révélation n’apporte rien au drame, excepté que l’habile superposition des hiérarchies sociales s’annihile pour laisser place à une issue simplement passionnelle et secondaire, sorte de pastiche de l’opéra de Bizet. Les passions deviennent banales, les faits divers, la confession n’est pas une surprise et le spectateur ne sort pas vraiment bousculé de cette folle histoire. Pour autant, le traitement opératique du roman de Roberto Bolaño permet la création d’une œuvre singulière, sans faste mais de grande qualité.