Une histoire située dans une grande demeure britannique, où le passé fait retour à travers des personnages morts mais plus présents que les vivants ? Pour un admirateur de Hitchcock comme Robert Carsen, il allait sans doute de soi que la clef du Tour d’écrou était un détour par la Rebecca de Daphné du Maurier : Bly, c’est évidemment Manderley, et la Gouvernante, c’est donc forcément Joan Fontaine dans le film que « Hitch » tira du roman de sa compatriote. Pour ce premier spectacle où le metteur en scène canadien se chargeait aussi des décors et des costumes, monté d’abord en 2011 au Theater an der Wien, tout se passe dans les années 1930 (plutôt que dans ces fifties qui lui sont chères), exclusivement à l’intérieur du manoir, série de pièces où s’ouvrent de très hautes portes et de très hautes fenêtres à guillotine. Le gris est la couleur unique des costumes et des décors, sculptés par des éclairages latéraux, rasants, où les personnages ont l’étrange netteté des modèles du portraitiste mondain Meredith Frampton. La référence à Hitchcock a néanmoins deux inconvénients : le recours aux projections prive le chant de son immédiateté, notamment lorsque la toute première intervention de la Gouvernante est transformée en monologue intérieur, la soprano étant remplacée par un film où son visage exprime infiniment moins d’émotion que sa voix. Deuxième inconvénient à prendre pour inspiration un film où il n’y a pas vraiment de fantôme (Rebecca obsède la nouvelle Mme de Winter, mais elle ne revient jamais de l’au-delà) : le fantastique perd de son inquiétante étrangeté. Peter Quint n’existe sans doute que dans la tête de la Gouvernante, puisque sa physionomie est celle de l’employeur dont elle est éprise, et que Miles lui-même devient à la fin un double de Quint. Aux revenants se substituent d’abord des images projetées par-dessus un décor certes spectaculaire, le lit vu d’au-dessus, mais que Robert Carsen a déjà utilisé le plus à-propos pour sa Femme sans ombre viennoise (1996) et réutilisé pour Roussalka à Paris (2002). La menace, la perversion, ces données semblent étrangement absentes de cet univers très esthétique mais sur lequel le danger ne pèse guère.
© Klara Beck
C’est donc surtout de la musique que viendra le frisson. Et on le ressent parfaitement, grâce à la netteté, grâce à l’objectivité clinique avec laquelle l’Orchestre symphonique de Mulhouse traduit les combinaisons instrumentales inventées par Britten pour rendre l’oppression créée par Henry James, pour la première fois où le romancier était transposé sur une scène lyrique. Cette exactitude, ce tranchant admirable des sonorités rend d’autant plus sensible un moment comme la lettre que la Gouvernante adresse à son employeur, où elle laisse son faible pour lui prendre le dessus, bouffée quasi puccinienne au milieu d’une musique beaucoup plus âpre. A ceux qui connaîtraient seulement l’ardent défenseur de l’opéra français du XIXe siècle, Patrick Davin montre ici toutes ses affinités avec la musique de notre temps, qu’il avait déjà prouvées notamment en dirigeant Doctor Atomic de John Adams à la tête du même orchestre.
De la distribution viennoise en 2011, Nikolai Schukoff est le seul rescapé. Il est intéressant d’entendre le rôle de Quint interprété non par un ténor typiquement « brittenien », d’école britannique, mais au contraire par un chanteur qui se produit aussi dans un répertoire plus traditionnel, plus lourd ; cela va aussi dans le sens d’une vision moins spectrale, puisque ce revenant ne s’exprime pas seulement dans le registre de l’aigu insinuant. Ce fantôme-là a les pieds par terre, il impose (lorsqu’il n’est pas remplacé par un film) une présence tout à fait physique. Elina Makropoulos à Strasbourg en 2011, Cheryl Barker est, de son côté, une Miss Jessel très sensuelle, même si l’on regrette que son vibrato transforme un peu les aigus forte en hululements. Heather Newhouse, déjà titulaire du rôle à Lyon en 2014, offre à la Gouvernante une voix claire et précise, et compose une héroïne bien moins visiblement névrosée que d’autres, fébrile certes, mais surtout tourmentée par son désir amoureux pour l’employeur, et donc pour un Quint fantasmé, et finalement ici pour Miles. Si l’on a connu des Mrs Grose au timbre plus sombre, Anne Mason n’en est pas moins à sa place dans cette distribution équilibrée. Les enfants, ce jour-là Philippe Tsouli et Odile Hinderer, se distinguent par la justesse de leurs interventions et par la qualité de leur anglais. Une belle pierre s’ajoute ainsi à l’édifice carsénien élaboré par Marc Clémeur au fil de ses saisons strasbourgeoises, avant la reprise de La Petite Renarde rusée en décembre prochain.