En 2008 à Bordeaux déjà, The Turn of the Screw, mis en scène par Dominique Pitoiset, avait su rallier nos suffrages. Un pavillon de banlieue meublé années 1960, avec au fond une baie vitrée ouverte sur un jardinet sert de décor unique et coutumier au drame qui, conformément au titre de la pièce, se visse peu à peu jusqu’à basculer dans l’horreur. Des lumières blafardes, des costumes anonymes, une scénographie explicite déposent sur les engrenages diaboliques de l’histoire leur goutte d’huile frelatée. Mais, en franchissant la Loire, le spectacle semble avoir perdu de sa stimulante ambiguïté. Les questions sur la santé mentale de la gouvernante, l’existence des spectres ou la nature des relations entre les différents protagonistes n’ont plus lieu d’être. Non que le parti-pris scénique se soit simplifié – on reste séduit par cette approche factuelle qui fait du chef d’œuvre de Britten un opéra de la folie ordinaire – mais la lecture musicale radicalise le propos. Qu’il s’agisse de la direction implacable d’Ariane Matiakh, d’une efficacité démoniaque mais dépourvue de mystère, ou de la manière dont les deux fantômes hantent l’opéra. Cecile Perrin est une Miss Jessel trop puissamment affirmée pour laisser place à la moindre supposition. La puissance de la voix, la chair meurtrie du timbre écartent d’emblée toute tentation d’hypothèse. Le Peter Quint de Jean-Francis Monvoisin prête encore moins matière à discussion, plus violent que malsain, horrifique ne serait-ce que par la manière dont il (ab)use d’effets réalistes, dépassant les limites d’un insolite sprechgesang pour oser le cri, sans que la composition ne sombre cependant dans le grandguignolesque. Là est l’exploit d’une incarnation en panne d’étrangeté, qui engendre un tenace sentiment de malaise.
En double salubre de la Gouvernante, Hanna Schaer reste confondante de vérité vocale et scénique. Les deux enfants – Louise Van der Mee et Samuel Mallet, 13 ans l’un et l’autre – sont élèves de la Maitrise d’enfants du Conservatoire de Tours. Leur inexpérience, que révèlent verdeur et raideur, peut être envisagée comme un surcroit de perversité. A Bordeaux, Mireille Delunsch proposait de La Gouvernante un portrait que l’on pensait définitif. Isabelle Cals réussit à atteindre la même intensité d’expression, tant le jeu et le chant épousent les moindres inflexions du rôle. Désormais soprano à part entière (après avoir chanté Carmen, Concepcion et Metella), la voix répond à toutes les sollicitations de la partition, moins charnelle que spirituelle mais vacillante et déterminée, acerbe et douce, pitoyable et inquiétante, en un mot : équivoque. Et si finalement, ce Tour d’écrou tourangeau continue d’interroger, une fois le rideau tombé, c’est par la force d’une interprétation qui, sans concéder la moindre note, sait préserver la part d’ombre nécessaire à l’opéra de Britten.