Si le public de la Philharmonie a pu l’applaudir, l’année dernière, dans L’Orfeo revisité par Paul Agnew puis dans la trilogie dirigée par John Eliot Gardiner pour le 450e anniversaire de la disparition de Monteverdi, Zachary Wilder n’avait encore jamais donné de récital à Paris. L’extravagante bonbonnière du Théâtre Grévin, où Charles Aznavour côtoyait Cecilia Bartoli en costume de Farinelli, devait se révéler un excellent choix pour le lancement d’Eternità d’amore – The Venice Project, un disque gravé avec le luthiste Josep Maria Martí Duran qui sortira fin avril chez La Musica (distribution Harmonia Mundi).
Le titre fait à la fois référence au répertoire abordé – des pièces pour voix seule et archiluth ou guitare baroque puisées dans la littérature vénitienne du Seicento – et à la ville de Venice en Californie, où furent réalisées la plupart des prises. Le ténor américain voulait retrouver le style d’interprétation propre à cette musique, jouée dans un cadre privé, et a donc jeté son dévolu sur un studio équipé de techniques similaires à celles employées dans les enregistrements de jazz ou de variété. Le résultat, bluffant de naturel et d’immédiateté, ne ressemble à rien de ce que nous avons déjà pu entendre, que ce soit dans les envolées dramatiques du recitar cantando ou dans la veine plus légère des canzonette. Or, l’acoustique du Théâtre Grévin permet justement de recréer l’atmosphère intime de l’album et de déployer le même foisonnement de nuances (dynamique, inflexions, couleurs…), des véhéments éclats du stile concitato aux pianissimi à fleur de lèvres – avec en prime, atout incomparable, la présence rayonnante d’un artiste totalement engagé et habité par ce qu’il chante.
Original dans sa réalisation mais également dans sa conception, ce Venice Project est jalonné de fort belles découvertes. De l’ombre imposante de Monteverdi, c’est tout un monde lointain qui jaillit et toise fièrement les joyaux du Mantouan, un monde lointain mais aussi extraordinairement proche, parce que l’interprète s’en approprie le langage, direct et intense, qui va droit au cœur. De Giovanni Rovetta, nous connaissions plutôt l’œuvre sacré, mais Zachary Wilder nous révèle le puissant pathétisme des Lagrime d’Erminia, vaste lamento que le ténor porte à son juste degré d’incandescence. Avatar de la figure si romantique du génie foudroyé, Domenico Obizzi fut emporté par la peste de 1630 avant d’atteindre sa vingtième année. Des madrigaux magnifiquement charpentés et chargés de l’émotion la plus juste tels qu’Udite, udite o selve ou O sospiro amoroso donnent une idée de la précocité de ses dons.
Le programme recèle d’autres pépites, finement ouvragées ou, au contraire, d’une désarmante simplicité, mais nous voudrions préserver l’effet de surprise pour les curieux qui auront la bonne idée de s’offrir Eternità d’amore. Un mot encore, toutefois, de cette romanesca qui donne son titre au disque. Elle fut éditée par Giovanni Stefani, mais dans un recueil compilant des « affetti amorosi » (canzonette) de divers auteurs qui n’ont pas tous été identifiés. Ce chef-d’œuvre dont la paternité reste un mystère n’a en tout cas pas volé l’honneur qui lui échoit et il inspire au soliste des accents extatiques qui nous ravissent en douceur et nous étreignent longuement.
Il y a du tragédien mais aussi du crooner chez Zachary Wilder. Le ténor ne craint pas d’alléger l’émission jusqu’au murmure, mais sans détimbrer ni décocher d’oeillade trop appuyée, et il ose conclure une chanson en musant, avec infiniment de chic et d’esprit. Outre une rafraîchissante lecture de quelques Scherzi musicali, dont il renouvelle notre écoute et souligne avec une acuité remarquable les ruptures de ton, il fait également sienne l’ardeur amoureuse et quasi mystique du Rosa del Ciel d’Orfeo dont, par ailleurs, Josep Maria Martí Duran livre un arrangement inventif mais sobre et stylé. Par contre, le jeune virtuose se lâche, sans rien perdre de sa formidable dextérité, dans le plus grisant des fandangos (Santiago de Murcia). La réussite de ce projet tient aussi à la connivence profonde des deux musiciens, pour ne pas dire à des affinités électives comme il s’en rencontre rarement à ce niveau entre chanteurs et instrumentistes sur la planète baroque. Les complices nous quittent sur le fameux thème de la Mantovana attribué à Giuseppino del Biado, ce Fuggi, fuggi, fuggi da questo Cielo que Zachary Wilder enlèvait déjà avec un brio irrésistible pour les micros de Ricercar sur le splendide florilège Monteverdi/Rossi paru l’année dernière.