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SMYTH, The Wreckers — Glyndebourne

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Spectacle
6 juin 2022
Un coup de poing et coup de maître

Note ForumOpera.com

4

Infos sur l’œuvre

Opéra en trois actes
Musique de Ethel Smyth sur un livret d’Henry Brewster, créé en versions altérées en traduction allemande le 11 novembre 1906 à Leipzig sous le titre Strandrecht, et en anglais le 22 juin 1909 au Her Majesty’s Theatre
Création mondiale de la version originale et intégrale en français

Détails

Mise en scène

Melly Still

Scénographie

Ana Inès Jabares-Pita

Chorégraphie

Mike Ashcroft

Lumières

Malcom Rippeth

Vidéo

Akhila Krishnan

Thurza

Karis Tucker

Marc

Rodrigo Porras Garulo

Pasko

Philip Horst

Avis

Lauren Fagan

Laurent

James Rutherford

Jacquet

Marta Fontanals-Simmons

Tallan

Jeffrey Lloyd-Roberts

Harvey

Donovan Singletary

Danseuses

Rosie Bell, Lucy Burns, Tash Chu, Sirena Tocco

The Glyndebourne Chorus

London Philharmonic Orchestra

Direction musicale

Robin Ticciati

Glyndebourne, 22 avril 2022, 17h

The Wreckers est une œuvre à part dans l’histoire de la composition lyrique. Son auteur, Ethel Smyth, fut une personnalité culturelle et politique haute en couleur que nous avions déjà évoquée il y a quelques mois. Le sujet lui fut inspiré par un voyage en Cornouaille en 1882, au cours duquel la compositrice découvrit les lieux où sévissaient les naufrageurs un siècle plus tôt. Elle fut dès lors hantée par cette atmosphère et commença à réfléchir à un opéra. Elle confia ses notes à son ami Henry Webster, un américain élevé en France. Smyth était elle-même de mère française, son père était un général britannique. Considérant qu’un opéra en anglais composé par une femme n’avait aucune chance d’être créé sur le sol britannique, ils décident que l’ouvrage sera écrit en français pour être créé en France : s’il rencontre du succès à l’étranger, l’opéra aura quelques chances d’être repris à Londres. Les Naufrageurs doivent initialement être produits à l’Opéra de Monte-Carlo avec une star de l’époque, Emma Calvé. Mais le projet ne se fait pas. Finalement, l’ouvrage est donné à Leipzig mais avec des coupures sauvages : malgré le succès de la première (16 rappels), Smyth furieuse, récupère le matériel d’orchestre dans la fosse et l’emporte, rendant toute reprise impossible. A Prague, l’ouvrage, mal répété, ne tient pas. Enfin, comme prévu, The Wreckers sont enfin donnés à Londres en 1909, sous la baguette de Thomas Beecham. Là encore, Smyth se plaint du manque de répétitions (Sir Thomas était un peu laxiste de ce point de vue). Gustav Mahler envisage enfin de monter l’ouvrage à Vienne, mais il est démis de ses fonctions avant de pouvoir le faire. L’opéra fut rarement repris depuis, et toujours en anglais dans la version coupée.

L’action nous transporte sur les côtes de la Cornouaille, vraisemblablement au XIXe siècle, dans un village de pêcheurs. Les habitants y dépendent des naufrages pour survivre et ne se gênent pas pour les provoquer : Laurent, le gardien du phare, éteint celui-ci toutes les nuits et, si un bateau s’échoue, la communauté achève les survivants et pille l’épave avec la bénédiction du pasteur local. Mais, depuis quelques mois, aucune nouvelle catastrophe n’est venu améliorer l’ordinaire. Le lecteur n’est pas obligé de lire la suite s’il envisage de regarder le replay de l’ouvrage (nous ne saurions trop l’y encourager) : le scénario est digne d’un film noir, avec un authentique suspens et de multiples rebondissements.


© Glyndebourne Productions Ltd. Photo: Richard Hubert Smith

Pour les lecteurs qui souhaiteraient la connaitre, l’intrigue est la suivante. En ce dimanche, la communauté calme sa faim au pub en abusant de la bière locale. Pasko, le pasteur est à la recherche de sa femme, ce qui entraine leurs moqueries. En retour, il blâme leur attitude : l’échec des naufrage est dû à leur impiété. Superstitieux et soumis, les villageois se repentent et implorent le Ciel. Pasko parti, Avis, la fille de Laurent, se moque de leur dévotion aveugle : puisque son père éteint le phare toutes les nuits, c’est qu’un autre allume des bûchers pour alerter les navires. Tous jurent de trouver et de punir le traitre. A son retour, Thurza, la femme du pasteur, refuse de se joindre aux villageois pour la prière. Restée seule, Avis attend le retour de son petit ami, Marc, devenu plus distant. Elle l’entend chanter une chanson d’amour, l’espionne, puis comprend son sort quand la femme du pasteur entonne le même air. A son retour, Pasko sermonne son épouse pour son manque de piété, puis morigène Avis pour sa tenue et lui arrache ses colliers. La jeune fille se jure de se venger des deux époux. Restée seule avec Pasko, Thurza lui reproche sa justification hypocrites des naufrages provoqués. Le pasteur n’y voit en effet aucun inconvénient : ces naufrages sont des dons du Ciel, et leurs victimes auront d’ailleurs le bonheur de rencontrer leur créateur plus rapidement que prévu. Alors qu’une tempête approche, la communauté se regroupe pour préparer les naufrages. L’esprit troublé par sa discussion avec son épouse, Pasko a la tête ailleurs. Avis en profite pour répandre auprès de la communauté les soupçons que son père, Laurent, a conçu au sujet de Pasko, mais qu’il gardait secret craignant d’accuser un innocent, pasteur respecté de surcroit. Le village se prépare pour le massacre. 

Acte II. Une partie des villageois est à la recherche du traître. Il est convenu qu’un appel du cor signalera sa découverte. Avis est accompagnée du jeune Jacquet (rôle travesti) qu’elle a séduit pour l’occasion. Marc, qui est donc notre « traître », les a entendus mais reste décidé à allumer un nouveau bucher dès que possible. Thurza le rejoint et tente de le décider à stopper son projet car le danger de se faire prendre est grand. Il refuse et lui annonce qu’il quittera bientôt la Cornouaille. La tension monte, attisée par les recherches qui se rapprochent, et, dans un grand duo (dont la situation dramatique rappelle un peu celle de Tristan und Isolde), les deux amants se jurent finalement de partir ensemble. Le dernier bucher est allumé et les jeunes gens s’enfuient, Thurza perdant un foulard (un bonnet dans cette production). Pasko, qui erre dans les rochers, découvre le feu, puis, la pièce de vêtement appartenant à Thurza. Paralysé par sa découverte, il ne dit pas un mot quand Laurent et Avis le découvre à côté du brasier. Ravie de pouvoir se venger, Avis l’accuse devant la foule d’être le traitre honni et déjà objet des soupçons de son père. 


© Glyndebourne Productions Ltd. Photo: Richard Hubert Smith

Acte III. Le procès est organisé dans une grotte qui sera envahie par les eaux à marée haute. Laurent expose aux villageois les preuves de la culpabilité de Pasko, le pasteur gardant toujours le silence. Avis tente d’accuser également Thurza : celle-ci se dévoile d’elle-même. La femme du pasteur dénonce les villageois comme les seuls vrais criminels alors qu’elle-même sauve des innocents en allumant des feux. La communauté est prête à pendre les deux époux (on n’est jamais trop prudent) quand Marc se dénonce. Thurza appuie ses aveux. Avis essaie d’innocenter Marc en prétendant qu’ils ont passé la nuit ensemble. Scandalisés, son père, et toute la communauté, la rejette : d’abord pour cet adultère, ensuite, le mensonge ayant été découvert, pour avoir donné ce faux alibi. Pasko persiste toutefois à sauver Thurza en en faisant une victime de l’influence de Marc. Celle-ci le traite de lâche et refuse de se repentir. Les deux amants défient ensemble leurs accusateurs. Pasko renonce alors à sauver sa femme et prend le parti des accusateurs. Laurent prononce la sentence : les deux gens seront laissés dans la grotte et la mer décidera de leur sort. Alors que l’eau monte dans la caverne, les villageois abandonnent les lieux. Restés seuls, les deux amants chantent un dernier duo extatique avant d’être noyés sous les flots.


© Glyndebourne Productions Ltd. Photo: Richard Hubert Smith

D’une écriture essentiellement tonale, la musique de Smyth développe un tapis musical mélodique sans véritables airs mais avec toutefois, à l’occasion, quelques grandes scènes individuelles ou des duos, des ensembles et en particulier un chœur particulièrement développé. L’ouvrage est d’une grande force, voire d’une certaine violence (ceux qui ont des préjugés sur la douceur forcément féminine en seront pour leurs frais). L’influence de Wagner (Der fliegende Holländer) est sensible dans le traitement choral, quoique, théâtralement, le rôle du chœur est bien plus important dans cet ouvrage. Si la situation dramatique du duo de l’acte II évoque Tristan, la musique est toute personnelle (notons toutefois l’appel du cor en coulisses qui souligne le danger qui plane sur les amants). Certains ont cru déceler une influence de Bizet (parce qu’il y a une parodie de chanson bohème à l’évocation des bijoux d’Avis) ou de Massenet (parce que le dialogue musical peut parfois – rarement – être interrompu par une phrase parlée qui vient apporter un contraste dramatique) : c’est aller loin dans la comparaison. Le rôle du jeune Jacquet est interprété par une femme : ça n’en fait pas non plus du Mozart. On pourrait de même voir un écho du dernier acte des Huguenots dans la scène finale. Mais au petit jeu des comparaisons, on pourrait trouver également des similitudes avec Benjamin Britten (Peter Grimes, créé en 1945 soit près de 50 ans après la composition de Smyth, semble une évidence) ou avec Carlisle Floyd (Susannah, créé en 1955, avec son prêcheur pervers, sa communauté influençable et fanatisée et son rôle-titre épris de liberté). Tout ceci pour dire que la partition de Smyth, sans être révolutionnaire, s’insère en fait dans l’évolution naturelle de la composition lyrique, avec ses dettes envers les ouvrages antérieurs, son originalité propre, et son influence sur les compositeurs qui l’ont suivie. Pour en revenir à l’essentiel, The Wreckers est un ouvrage d’une force et d’une puissance irrésistibles, appuyé sur un livret solide. 


© Glyndebourne Productions Ltd. Photo: Richard Hubert Smith

La distribution est de grande qualité, pêchant essentiellement par une mauvaise prononciation du français assez généralisée. Karis Tucker brule les planches (dans tous les sens du terme…) et incarne magnifiquement les nombreuses facettes du personnage finalement complexe de Thurza : amante, épouse dégoutée, personnalité libre (au cuir épais), et surtout incarnation de la justice au sein d’une communauté complètement dévoyée. Le mezzo-soprano assure jusqu’au bout et sans fatigue apparente ce rôle particulièrement lourd et tendu. Rodrigo Porras Garulo offre un timbre chaleureux, un peu sombre, avec l’éclat d’un jeune ténor spinto, et son engagement est sans faille. Les duos des deux amants sont parmi les plus beaux moments de la soirée, d’autant que les voix sont bien apariées. Lauren Fagan est une vraie passionaria en Avis, avec un aigu sûr et tranchant. A côté de ces trois personnages dignes d’une Elektra, les autres rôles sont un peu moins sollicités vocalement. Philip Horst rend bien les deux aspects de son personnage : pasteur sûr de sa foi et du bon droit des pratiques meurtrières de la communauté, mari trompé prêt à tout pour sauver son épouse. En Laurent, James Rutherford offre une belle projection et le meilleur français de la soirée. L’ensemble des petits rôles sont excellement tenus. Mais le personnage principal est ici le chœur, percutant, d’une magnifique fusion, dont chacun des artistes incarne un personnage parfaitement travaillé. Sous la baguette passionnée de Robin Ticciati, le London Philharmonic rend justice à cette partition contrastée, luxuriante, sensuelle, violente ou poétique, urgente, et souvent superbement inspirée. La réussite du jeune chef britannique est d’autant plus remarquable qu’il n’existe aucune véritable référence antérieure de cette ouvrage. 

La production de Melly Still est, elle aussi, une totale réussite qui nous emporte dès les premières secondes de l’ouvrage. Pendant l’ouverture, les naufrageurs se préparent pour le massacre, habillés de masques terrifiants fabriqués à partir de ces débris qu’on trouve sur les plages non nettoyées, et armés de barres de fer. L’effet est saisissant et on imagine facilement  l’horreur que de tels travestissements pouvaient causer aux infortunés naufragés. Dès lors, le metteur en scène ne nous lâchera plus jusqu’à l’inexorable sacrifice final. Les ultimes secondes du dernier acte sont proprement bouleversantes : surgissant du fond de la scène et courant vers l’avant, le chœur figure une gigantesque vague qui emporte les deux amants. Visuellement, l’ouvrage est transposé à l’époque moderne, mais les didascalies sont globalement respectées. Plutôt femme de théâtre que familière de la scène lyrique, Still offre ici un travail parfait de justesse et de précision sur chacun des personnages (chœur compris comme nous le disions plus haut) tout en gardant une parfaite cohésion de l’ensemble, réussissant à maintenir l’intérêt jusque dans les passages dramatiquement plus faibles (par exemple, la scène entre Avis et Jacquet au début de l’acte II). Mills introduit également quelques danseuses figurant les Érinyes, déesses de la vengeance mais aussi des tempêtes. Pour une première découverte, une telle approche, fondamentalement respectueuse du fond, est idéale.


Les Érinyes
© Glyndebourne Productions Ltd. Photo: Richard Hubert Smith

L’ouvrage offre un fort potentiel de relecture de part les problématiques qu’il soulève : critique du conformisme, du fondamentalisme religieux, de son hypocrisie, de la recherche d’un bouc émissaire, supériorité morale de l’individu sur la masse, exaltation du sacrifice pour ses valeurs (précisons que la féministe Smyth avait fait de la prison pour avoir lancé une brique dans la fenêtre d’un député britannique). Replacé dans son époque (mais pas que…), l’ouvrage est aussi une critique de la société britannique, fermée à toutes les évolutions et refermée sur elle-même, la Cornouaille étant ici, pour Still, le microcosme de la Grande-Bretagne, une communauté isolée, bloquée dans le passé. L’œuvre est également un manifeste féministe puisque ce sont essentiellement les femmes qui, en bien (Thurza) comme en mal (Avis), font preuve d’une vraie détermination et font avancer l’action.

L’accueil du public est justement enthousiaste. En quittant Glyndebourne, nous ne pouvions que penser au potentiel de cet ouvrage, et nous faisions défiler dans notre tête tous les chanteurs ou metteurs en scène du moment capable de le faire revivre. Indéniablement, après une telle renaissance, The Wreckers doit rester au répertoire.

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Musique de Ethel Smyth sur un livret d’Henry Brewster, créé en versions altérées en traduction allemande le 11 novembre 1906 à Leipzig sous le titre Strandrecht, et en anglais le 22 juin 1909 au Her Majesty’s Theatre
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Mise en scène

Melly Still

Scénographie

Ana Inès Jabares-Pita

Chorégraphie

Mike Ashcroft

Lumières

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Karis Tucker

Marc

Rodrigo Porras Garulo

Pasko

Philip Horst

Avis

Lauren Fagan

Laurent

James Rutherford

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Robin Ticciati

Glyndebourne, 22 avril 2022, 17h

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