Dans le cadre de la 34e édition du Festival d’Ambronay, René Jacobs est venu diriger l’Orchestre baroque de Fribourg à l’Opéra de Lyon, pour une version de concert des Noces de Figaro. Version de concert, vraiment ? Non, assurément, tant le chef sait mettre en avant la théâtralité de la musique, tant les chanteurs évoluent sur scène avec plus d’expressivité que dans bien des mises en espace, tant il suffit d’un canapé au premier plan et de quelques marches derrière l’orchestre pour suggérer, grâce à la dramaturgie inhérente à la composition musicale, dont René Jacobs nous livre la quintessence, toute la frénésie, tous les émois et toute l’ivresse de cette folle journée. De manière magistrale, l’orchestre nous donne à entendre comment les paradoxes du texte sont présents à chaque instant dans cette musique qui se hâte et ne cesse d’osciller, de se jouer d’elle-même, de se travestir et de vouloir se griser de sa propre virtuosité.
Dans le rôle de Suzanne, la soprano belge Sophie Karthäuser s’impose comme une évidence : avec la même générosité que celle qu’elle incarne, elle donne à son jeu l’illusion du naturel et à son chant celle de la simplicité, tout en restant émouvante du début à la fin, et remarquable dans les sommets de la partition comme l’aria « Deh vieni » de l’acte IV. Rosemary Joshua en revanche, malgré sa prestance sur scène, déçoit par un excès de vibrato, particulièrement marqué lors de sa première apparition à l’acte II, dans la cavatine « Porgi, amor ». On est consolé par la fraîcheur, la limpidité du timbre et la précision d’élocution de Cherubino, attachante composition de la mezzo-soprano allemande Anett Fritsch – dont le premier air (« Non son più cosa son ») est aussi le premier à être applaudi –, qui remporte aux saluts un triomphe justement mérité. La Marcellina d’Isabelle Poulenard emporte elle aussi l’adhésion, la voix est bien équilibrée, le personnage moins grotesque que conscient de sa propre frustration – aussi l’air de l’acte IV, « Il capro et la capretta », que tant d’éminents connaisseurs de Mozart considèrent comme superflu, est-il ici mis en valeur par les choix interprétatifs de René Jacobs. C’est avec une surprise amusée que l’on assiste à l’affirmation des revendications de Marcellina contre les hommes « perfides » lorsqu’elle chasse le chef de son pupitre pour prendre sa place. Touchante Barberine enfin, et autre victime de rudes traitements, la jeune soprano belge Lore Binon fait étinceler dans son désespoir les facettes de ce petit diamant qu’est l’air « L’ho perduta ».
Chez les hommes, on est particulièrement impressionné par l’élégance vocale et physique de Pietro Spagnoli, comte de grande classe, plus tragique que ridicule, dont la voix sensuelle et le timbre chaleureux s’allient à une rare qualité de diction. De même Marcos Fink en impose, tant en Bartolo qu’en Antonio, par une voix profonde et bien timbrée, servie par une excellente projection. Le Figaro du baryton allemand Konstantin Wolff joue à fond la carte de l’érotisme et de la séduction virile, moulé dans un pantalon de cuir noir et sanglé dans une chemise blanche à lacet. La voix est belle, bien assise dans le medium mais sans grand rayonnement, parfois voilée, avec une tendance à se détimbrer dans l’aigu. Les personnages de Basilio et de Don Curzio sont interprétés avec talent par le ténor écossais Thomas Walker, dont la voix souple autorise diverses acrobaties vocales, au risque parfois d’en faire un peu trop . Mais après tout, il s’agit d’un opera buffa, ce que l’on a tendance à oublier, non pas à cause d’une absence d’humour dans la représentation, mais en raison de l’interprétation musicale mettant en exergue, de manière proprement dramatique, ce cheminement vers l’humanité qui est l’un des messages profonds de l’œuvre.