Sous les ors somptueux de l’Opéra Royal et les rythmes pointés de l’Ouverture du Rinaldo de Haendel, le rideau se lève sur un spectacle en répétition. Jeffrey Himmelhoch (« Haut comme le ciel »), un contre-ténor un peu hippie à la retraite, incarné par John Malkovich, est en pleine création de son nouveau spectacle. Il s’agit d’un hommage au castrat Farinelli, dont il vient par miracle de retrouver un manuscrit des mémoires à Madrid. Mais rien ne se passe comme prévu : les conditions de travail sont trop contraignantes, et, pis encore, de nombreux désaccords se font jour avec la vision de la metteuse en scène Rosie Blackwell, une féministe un peu woke incarnée par Emily Cox. Et puis il manque la superstar pour incarner l’illustre Carlo Broschi adulte. Qu’à cela ne tienne, apparaît miraculeusement – telle Anna Netrebko au Bolchoï – la femme de ménage du théâtre, la divine Maddalena Cigno (Cecilia Bartoli, vous l’aurez deviné). Cette dernière est engagée sur le champ, après avoir bouleversé l’assistance par son interprétation poignante du « Gelido in ogni vena », extrait du Farnace de Vivaldi.
Their Master’s Voice, écrit et mis en scène par Michael Sturminger (The Giacomo Variations), est conçu comme un pasticcio, autour d’œuvres de Haendel, Vivaldi et Pergolèse. Habilement réalisé, non dénué d’humour et de second degré (comme ces références actuelles à la cancel culture), il permet au spectateur de profiter d’une bonne heure et demie de musique baroque, en se plongeant dans l’univers des castrats. On peut toutefois regretter qu’il se focalise quasi exclusivement sur la question du genre – le fait par exemple que les castrats, souvent dans leur jeunesse, tenaient les premiers rôles féminins -, en laissant de côté l’aspect musical. Du brillant art vocal de Farinelli, virtuosité et panache dans l’aigu, il ne sera au final que peu question, d’autant plus qu’aucun des extraits vocaux choisis ce soir n’a été chanté à l’époque par le primo uomo. Enfin, si le spectacle est réalisé avec goût (costumes, vidéos), les prises de risque manquent. Ce n’est finalement qu’en fin de représentation, avec cet hilarant passage dans lequel Himmelhoch exige d’entrer sur scène tel Jupiter descendant des cieux, ou encore cet improbable « Pur ti miro » (L’Incoronazione di Poppea) chanté en duo par Malkovich et Bartoli, que surgissent enfin des propositions un peu plus décalées.
Ce « Duel de stars », tel que présenté dans le programme de salle, en est-il réellement un ? Même si les interventions de John Malkovich, hilarant en chanteur sur le retour, font mouche, le pasticcio a été conçu à la gloire de Cecilia Bartoli. Le sincère investissement de la cantatrice, sa familiarité avec ce répertoire, son intelligence musicale forcent toujours l’admiration. Sa mort de Semele (« Ah me! Too late I now repent ») a de quoi arracher les larmes, son « Lascia la spina », comme flottant dans l’espace, est décidément anthologique. Les moments d’émotion ne manquent pas, tel que ce « Amami, e verdrai » (Niobe d’Agostino Steffani), dans lequel la voix de la mezzo-soprano s’entremêle aux délicats arpèges du théorbe de Simone Vallerotonda. Mais inutile de se voiler la face, la voix de la diva romaine n’a plus tout à fait l’impact de ses débuts, notamment en termes de projection. Dans l’un de ces chevaux de bataille, le « Desterò dall’empia » extrait d’Amadigi de Haendel, on la retrouve presque dépassée dans l’implacable duel mené contre le hautbois et la trompette soli. Certes, les pianissimi de la Bartoli sont toujours divins, mais l’on rêverait également d’une démonstration plus virtuose et tranchante, après tout n’étaient-ce pas, si l’on en croît les témoignages de l’époque, les principales qualités de Farinelli ?
Incarnant le célèbre castrat dans sa jeunesse, le sopraniste allemand Philipp Mathmann se révèle excellent acteur, dans un anglais parfait. Malheureusement, sa prestation vocale est peu assurée dans le grave et un peu stridente dans l’aigu. Comme à son habitude, le chef italien Gianluca Capuano dirige avec fougue et inventivité, soulignant les contrastes (la « Battaglia » d’Ariodante), même s’il n’est pas exempt de brusqueries inutiles (ces staccato martelés dans l’air de Farnace). Très sollicité, le Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo est d’une belle unité, dans le « Confessio » du Confitebor tibi domine de Pergolèse, ou encore dans le sombre « How dark, O Lord, are the decrees » de Jephta de Haendel, mais manque un peu de clarté et de puissance. Les Musiciens du Prince-Monaco brillent par un continuo renversant (Davide Pozzi et Gabriele Levi), ainsi que par la qualité de leurs solistes : Jean-Marc Goujon à la flûte (« Sol da te », extrait de l’Orlando furioso de Vivaldi), Pier Luigi Fabretti au hautbois et Thibaud Robinne à la trompette (« Desterò dall’empia », Amadigi di Gaula de Haendel).
Malgré un rappel enjoué, avec le sémillant « Endless pleasure » extrait de Semele de Haendel, ce spectacle soigné laisse un avant-goût d’inachevé, musical et scénique.