Theodora, oratorio favori de son compositeur, est une œuvre doublement difficile à interpréter. Elle n’a d’abord que peu en commun avec les oratorios spectaculaires et populaires de Haendel : sa richesse musicale n’est jamais ostentatoire et éclatante comme dans Le Messie, et son lyrisme n’a pas l’urgence des Samson ou Semele. Ensuite elle a fait l’objet d’une production devenue culte en 1996 à Glyndebourne avec laquelle la comparaison s’impose inévitablement, et ce avec d’autant plus d’injustice que le regard critique est bien plus acerbe sur la nouvelle production que sur la mythifiée.
Pour purger ce rapprochement, disons d’emblée que le génie de Peter Sellars qui en signait la mise-en-scène, a été de comprendre la portée symboliste de l’œuvre, là où Stephen Langridge la sécularise excessivement. En apparence narrative (le martyre d’une vierge chrétienne que les Romains condamnent à la prostitution mais qui sera sauvée par l’officier converti Didymus avant de mourir avec lui), l’oeuvre voit un éventail de personnages témoigner par le chant des différentes façon de vivre entre le temporel et le spirituel ; si bien que les protagonistes ont à peine plus à chanter que le vil gouverneur et que les récitatifs sont réduits au strict minimum. Valens le gouverneur, patauge dans le temporel et cherche, au prix de la violence, à imposer un pouvoir dont il n’est qu’un rouage. Septimius, l’ami du héros, appelle à la tolérance pour les chrétiens dont il ne partage pas la foi, mais ne comprends pas leur détermination à accepter la mort pour leur religion. Ce qu’il appelle folie, Irene l’appelle espérance, témoin du drame elle aussi, elle y est tout aussi impuissante si ce n’est qu’elle réussit à insuffler la foi aux chrétiens quand Septimius échoue à prôner la tolérance aux romains. Eux deux sont prisonniers du temporel comme l’âme l’est du corps, mais appellent à un au-delà salvateur, la vertu pour l’un, la foi pour l’autre. Enfin les deux héros, Didymus et Theodora, sont les seuls à réussir à s’extirper du drame, du narratif pour vivre leur passion : cette passion qui les unit (sens étymologique du mot « religion »), qui n’est pas dénuée d’érotisme et qui ne trouvera sa résolution que dans la mort, en ferait presque des Tristan et Isolde si elle n’était pas dirigée vers Dieu. A cela, il faut encore ajouter le chœur, le collectif, l’assemblée tantôt romaine, tantôt chrétienne mais qui porte irrémédiablement vers l’au-delà, même pour les Romains finalement émus par la dévotion des martyrs.
Le seul élément qui justifie finalement un drame de trois heures, c’est le retard à l’ascension que constitue le refus du sort auquel est condamnée Theodora, la prostitution. Si celui-ci avait été accepté avec la même espérance que la mort, Didymus ne s’y serait pas opposé et tout se serait achevé dès l’acte I, acte qui s’inscrit dans la pleine continuité d’une autre œuvre clé de Haendel, composée dans sa jeunesse et remaniée peu avant sa mort, Il trionfo del tempo e del disinganno, laquelle s’achève sur l’allégorie de la beauté renonçant à ses atours, exactement comme Theodora dès la troisième scène. Cette extraction du narratif, cette façon de fuir le drame et les péripéties du temporel pour se réfugier dans le spirituel fut l’apport théologique principal des pères de l’Eglise, dont saint Ambroise, le premier qui narra l’histoire de cette sainte. Theodora est sans doute la plus bouleversante mise en musique du concept d’espérance, surtout lorsque l’on pense qu’elle a été composée par un Haendel souffrant et abattu s’enfonçant lentement dans la cécité.
© Vincent Pontet
Face à un monument si singulier, la tâche de l’équipe artistique était ce soir colossale, et ils ne s’en sont pas si mal sortis ; même si l’on y trouvera beaucoup à redire, le tout témoigne d’un grand professionnalisme. A commencer par la mise-en-scène de Stephen Langridge, qui fait preuve d’une réflexion plus narrative que spirituelle, concentrée sur la question de la religion face au politique et de la psychologie des personnages. Valens est un dictateur quasi-adolescent, Theodora est une Romaine transfuge (ce qui est à peine évoqué dans le livret, mais intelligemment souligné ici) et Irene une prédicatrice tantôt vindicative, tantôt hésitante voire blasphématrice (elle clame son air ouvrant l’acte III en dirigeant ses reproches vers le ciel). Le problème vient donc de ce que la scène ne baigne que rarement dans la grâce que la musique déploie et verse souvent dans le stéréotype qu’une direction d’acteur téléguidée n’arrange pas (scène d’orgie à la fois proprette et burlesque, les bougies que portent les chrétiens…). Tout respire le didactique plus que le vécu, nous voudrions que les martyrs témoignent, pas qu’ils nous expliquent, la foi n’est pas épique. Et même dans ce premier degré, dans cette absence de profondeur spirituelle, Stephen Landridge semble reculer : pendant l’ouverture, Irene placarde les portraits photocopiés des chrétiens éxécutés sur les murs et l’on s’attend à ce que l’oppresseur romain de ces chrétiens d’orient ne soit autre que Daesh, mais cela sera finalement un dictateur militaire et ploutocratique des années 80, la puissance de la modernisation s’en trouve immédiatement sabotée.
Si la scène manque de vie, c’est aussi parce que la fosse est trop soucieuse de perfection plastique, au point que William Christie peste à chaque applaudissement venant interrompre sa parfaite mécanique. On ne souligne pas assez à quel point sa direction varie avec l’ensemble qu’il dirige : à Glyndebourne c’était l’Orchestre de l’Age des Lumières, au disque c’était déjà les Arts Florissants, et l’ensemble s’en trouvait déjà bien réfrigéré. Ce soir, la grisaille du disque est dissipée : c’est d’une perfection technique et d’une richesse harmonique franchement exceptionnelles mais l’ensemble reste d’un froid marmoréen, parnassien, alors que sa récente Susanna du même Handel échappait à cet écueil. Si l’on aime l’école baroque anglaise, c’est cependant ce que l’on peut entendre de mieux dans cette veine.
Le maestro attachant un soin particulier à contrôler ses chanteurs, on pourra faire le même reproche au plateau vocal. La jolie Katherine Watson d’abord soigne bien plus sa ligne de chant que son personnage, trop lisse pour émouvoir, son angoisse ne la pousse à aucun excès. Philippe Jaroussky sillonne le même angélisme, malgré l’appui de certains beaux graves dont on le croyait détourné ; il ne brille que dans l’aigu, le medium semblant affligé d’une sourdine, et le personnage n’impressionne que dans les points d’orgue (magnifiquement tenus, notamment dans « The raptured soul »). Ici encore c’est techniquement quasi-irréprochable, mais pour ce rôle, on aurait préféré un contre-ténor avec plus de corps et de sensualité afin que son « Sweet rose and lily » sonne moins enfantin et éthéré.
On ne pourra par contre reprocher ni à Stéphanie d’Oustrac, ni à Kresimir Spicer de chanter sur la pointe des pieds : les deux font preuve d’un engagement scénique et vocal bien plus hardi, avec une technique vocale tout aussi éprouvée, mais c’est leur conception du personnage qui ne nous convainc guère. Septimius chante la tolérance avec un bon sens délicat mais naïf, presque rustique, on ne le sent, ni ne l’entend que trop rarement affligé par le sort des chrétiens. Quant à Irene, c’est bien la mise-en-scène qui en ternit le rayonnant éclat, le « calme fondement de la foi » (P.Kaminsky) : elle est ici bien trop agitée et hésitante pour ressembler à autre chose qu’une névrosée, et avec toute la noble puissance que peut y mettre une Stéphanie d’Oustrac, on craint de voir surgir Armide à tout moment. Ce sont finalement les deux interprètes qui souffrent le plus de la comparaison avec la production de Glyndebourne, où une Lorraine Hunt maternelle et un Richard Croft torturé irradiaient le plateau.
Enfin le Valens de Callum Thorpe est une belle découverte : même si l’émission est parfois trop engorgée, il irrigue la voix du gouverneur d’une vilénie qui ne sombre jamais dans le vulgaire, et compose un personnage qui n’en est que plus détestable. Terminons par le chœur des Arts Florissants : précis, vivants, raffinés et puissants, leur excellence réside sans doute dans cette capacité à nous surprendre à chaque fois par tant de qualités, auxquelles nous n’arrivons pas à nous habituer.