Créé avec un succès critique certain à Madrid en 2021, l’opéra de chambre Tránsito du compositeur espagnol Jesús Torres, voit déjà Valence lui offrir une nouvelle production, en association avec le Teatro Colon de Buenos Aires. L’œuvre fait donc une belle carrière dans le monde hispanique, non sans mérite eut égard à sa partition et aux thèmes qu’elle aborde.
Adapté librement d’une pièce de Max Aub de 1944, Tránsito raconte l’exil mexicain d’Emilio, chassé par l’arrivée au pouvoir de Franco à la fin de la guerre civile espagnole. Le livret fait dialoguer ce déraciné avec son épouse restée auprès de leurs enfants en Espagne, cependant que lui refait sa vie, sans amour, avec Tránsito, une jeune femme aimante et dévouée dont le nom incarne tout le déchirement des personnages. Ces dialogues, on le devine, sont des extrapolations des lettres qui traversent l’Atlantique et des fantasmes que les uns projettent sur les autres. Seuls donc, Tránsito et Alfredo, compagnon de lutte lui aussi exilé et prêt à rentrer au péril de sa vie, mettent Emilio face à ses contradictions, à sa défaite, à sa lâcheté. Dans les dernières scènes, il imagine des retrouvailles avec son plus jeune fils – scène la plus bouleversante de l’œuvre – pour qui il craint la vengeance du régime. Une crainte confirmée par son épouse qui lui annonce sa mort sous les balles franquistes. Pour autant, Emilio reste dans son apathie d’exilé, incapable de se résoudre à la moindre action. Derrière cette description cruelle pour le personnage principal, l’œuvre donne aussi à sentir les destins de ceux qui s’exilent, hier chassé par l’oppression et la guerre, aujourd’hui par des pays en faillite (on imagine l’écho à Buenos Aires prochainement) ou par des régimes au moins aussi sanguinaires que celui du sinistre Caudillo.
La composition de Jesús Torres aborde avec justesse l’âpre texte qu’elle s’est choisi. Les percussions y occupent une place prépondérante et scande de manière lancinante les impasses de ces dialogues. Pour autant, le compositeur ne se refuse pas l’harmonie et signe une œuvre plus classique qu’il n’y parait. L’écriture vocale, entre arioso et chanté-parlé rapide participe à un effet de réel qui plonge au cœur du drame de ces personnages. Jordi Frances, déjà derrière le pupitre à Madrid, fait vivre son orchestre de chambre avec à la fois fureur et langueur en épousant les intentions de la partition.
Trois chanteurs de la création participent de cette deuxième mouture scénique. Isaac Galan (Emilio) ne fait qu’un avec son personnage torturé entre son idéal politique et les récriminations de ceux qui l’entourent physiquement et mentalement. Le timbre suave et l’émission claire du baryton participent grandement à la sympathie que l’on ressent pour son personnage, malgré nous. Maria Miro reprend le rôle de son épouse Cruz à laquelle elle confère des accents maternels, même dans les scènes de dispute. Là encore, c’est avec son fils Pedro qu’elle s’avère la plus bouleversante. Ce dernier est interprété avec une grande sensibilité par Pablo Garcia-Lopez, déjà de la création madrilène. Le timbre léger et coloré du ténor lui permet d’endosser le jeune renfrogné et vindicatif face à son père tout autant que l’homme éperdu au moment de la mort. Alfredo trouve en Toni Marsol un interprète intense qui porte toute la rage révolutionnaire vengeresse dans des attaques mordantes et timbre métallique. Enfin, Carmen Artaza hérite d’un rôle-titre réduit à quelques répliques. Elle les délivre avec toute la délicatesse imposée par son personnage, appliquant un baume de notes piano qui sont autant de respiration dans cette œuvre âpre.
Seule la proposition scénique de Carles Alfaro nous a semblé en-deçà de l’engagement du reste du plateau. Le choix d’une double tournette, matérialisation de l’exil mental et physique du personnage, se transforme rapidement en un geste purement esthétique. Ce ne sont pas les quelques projections vidéos, absconses dans leur évocation de l’Espagne des années 1950, qui confèrent davantage de sens. La direction d’acteur pourtant est de qualité mais elle s’empêtre dans les mailles de la toile que le décor a tissée.