On a tous en tête une Tosca fantasmée où Maria Callas bataille, perd pied, chute et dans un vain combat, écume, mord, griffe puis dresse ses bras nus au ciel en guise de prière ; où Franco Corelli assène, livide, ses « Vittoria » comme des coups de massue avant de dire adieu aux étoiles la chemise blanche, ensanglantée, ouverte sur un torse fier ; où Tito Gobbi, emperruqué et dressé sur des escarpins, piaule son odieux marchandage. Engendrée par le souvenir de rares captations filmées – Londres 1964, en tête – et par de multiples enregistrements sur lesquels l’imagination a déposé d’indélébiles images, cette Tosca nous poursuit et nous obsède à un point tel que chaque représentation du polar lyrique de Puccini suscite l’impossible désir de la voir prendre enfin voix et chair.
C’est la réalisation partielle de ce rêve qu’offre la Quincena Musical de San Sebastian dans une mise en scène de Paco Azorin, déjà vue à Barcelone et Séville, respectueuse du livret jusque dans son parti pris – original aujourd’hui – de ne pas transposer l’action. Vêtus de costumes Empire d’une rigueur scrupuleuse, dans un décor noir illustrant sans complexe avant-gardiste les différents lieux de l’action, Tosca, Cavaradossi, Scarpia s’entredéchirent en une lutte sans merci, telle qu’on aime mentalement se la représenter.
© Quincena Musical / Iñigo Ibañez
Il ne s’agit évidemment pas de comparer l’incomparable. Pourtant, il passe comme l’ombre de Maria Callas lorsque Ainhoa Arteta, habillée d’une robe rouge nouée haut sous la poitrine, chante à genoux « Vissi d’arte ». La prière est chargée de tant d’émotions qu’un spectateur, n’y tenant plus, clame son enthousiasme avant que l’air ne soit achevé. Si dans le monde réel la soprano basque affiche une blondeur plus ou moins naturelle, la chevelure brune disciplinée par un diadème et la silhouette altière aident à composer une Tosca conforme à la tradition : ombrageuse, orgueilleuse, courageuse, indomptable et désirable, sensuelle forcément… Ce que l’allure suggère, le chant le confirme : ardent, puissant, tranchant, changeant, cinglant dans ses répliques les plus exposées, éloquent dès qu’il s’agit de faire passer le drame avant la musique, capable aussi de douceur, de tendresse, de caresse pourrait-on ajouter si l’on ne sentait sous le tissu soyeux la marque acérée des crocs.
Il passe comme l’ombre de Franco Corelli lorsque Teodor Ilincai, trainé par ses bourreaux sur le devant de la scène, canonne des « Vittoria » à n’en plus finir. Le ténor a tant de volume à revendre qu’il en oublie les nuances nécessaires aussi à Cavaradossi. La poésie passe après l’héroïsme, quitte à brutaliser la ligne. « E lucevan le stelle » et le duo suivant laissent transparaitre une volonté bienvenue de gradation. Mais puisque la voix répond à toutes les sollicitations sans que l’effort ne soit pour le moment perceptible, à quoi bon s’embarrasser d’expression ?
Il passe comme l’ombre de Tito Gobbi dans les louvoiements que Roberto Frontali impose à un Scarpia moins superbe que pervers. Le rôle n’est vocalement qu’une formalité pour celui qui se range aujourd’hui parmi les grands barytons verdiens. Mais Scarpia n’est pas tant vocal que théâtral. Que toutes les notes soient présentes est certes admirable ; qu’elles soient toutes pensées, projetées, susurrées ou au contraire éructées conformément à la situation est encore plus appréciable.
Des seconds rôles se détache, sonore et rebondi, le sacristain de Valeriano Lanchas. A la tête de l’Orquesta Sinfonica de Eusakadi, Miguel Angel Gómez Martinez conduit d’une baguette chatoyante le drame vers son dénouement qui voit, comme en un rêve rendu fou par des mises en scène toujours plus abusives, Tosca se jeter simplement dans le vide.