Mélodies délicieusement entêtantes, décor époustouflant, costumes somptueux, cette Chauve-souris genevoise ne manque pas d’atouts et l’on comprend que la production créée à Glyndebourne il y a une dizaine d’année soit reprise régulièrement. L’immense verrière crée par Benoît Dugardyn tourne tel un manège pour mieux étourdir les protagonistes d’une Autriche hédoniste et décadente. L’action est transposée au tournant du siècle et les costumes d’Ingeborg Bernerth convoquent les tournures de la Belle Epoque au même titre que l’avant-garde tout en harmonie d’or et de noir d’un Gustav Klimt. Si l’oeil est proprement ébloui par tant de munificence, l’oreille n’est pas en reste car le plateau vocal est d’excellente tenue.
Teodora Gheorghiu déploie sans effort apparent un charme juvénile teinté de rouerie. Les harmoniques graves de son Adèle s’exposent tout au long de la tessiture avec des aigus remarquablement couverts et une ligne vocale nerveuse et enlevée. L’Orlofsky de Marie-Claude Chappuis ne mérite que des louanges, elle promène sur scène son ennui d’enfant trop gâté avec un naturel teinté d’ironie auquel elle adjoint une voix de poitrine large, posée, une projection précise et une diction impeccable, ce qui n’a rien d’étonnant pour cette spécialiste du Lied qui a même fondé à Fribourg un festival consacré à ce répertoire.Mireille Delunsch reprend au débotté le rôle de Rosalinde et y insuffle son habituel charisme vocal et scénique. Elle avait déjà interprété le rôle à Salzbourg dans sa langue originale et a appris le texte français en quelques jours.
Ce choix d’une Chauve-souris en version française est le vrai point noir de la production, les dialogues sont souvent inutilement triviaux et l’on se croit parfois chez Christiné… ce qui, selon nous, n’est pas qu’un compliment ! Le charme nostalgique du propos s’étiole devant certains échanges qui frôlent la vulgarité. On pourrait y voir une volonté d’accentuer la satire sociale indéniablement présente dans l’œuvre, par contraste avec la splendeur visuelle du plateau … si certains passages n’étaient pas si mal écrits. Les chanteurs font de leur mieux pour défendre le texte et leurs personnages mais l’on sent nettement un malaise chez les différents protagonistes qui n’ont apparemment pas toujours bénéficié d’une direction d’acteur suffisamment précise. Le métier supplée la plupart du temps ce souci. Toutefois le spectateur perçoit de manière récurrente comme un flottement dans l’interprétation, une espèce d’incrédulité des artistes face à leurs propres actions ou propos. La chose est flagrante dans les quelques pas de danse que les solistes n’exécutent qu’à regret et s’avère d’autant plus patente que certaines maladresses de traduction rendent les motivations des personnages parfois obscures.
Malgré cela, Nicolas Rivenq et Dominique Côté qui incarnent respectivement Eisenstein et Falke tirent remarquablement leur épingle du jeu avec prestance et bagout, tant dans les scènes parlées que chantées. Les deux barytons partagent une excellente diction et une projection très efficace. Les prestations scéniques de Marc Laho et René Schirrer sont également convaincantes même si l’aspect vocal appelle plus de réserve. Le premier propose un Alfred légèrement caricatural vocalement, comme un archétype du ténor d’opérette. Ceci dit, la belle Rosalinde est justement attirée avant tout par cette étiquette de ténor ; forcer le trait vocal a donc le mérite d’une vraie cohérence avec le rôle interprété. L’artiste plastronne avec beaucoup de conviction, cabriole sans se prendre au sérieux et emporte l’adhésion du public. Le directeur de la prison, épris de cocottes, a lui aussi du métier à revendre mais reste en retrait vocalement et peine à passer l’orchestre au premier acte.
Le Choeur du grand Théâtre, dirigé par Ching-Lien Wu, ne connait pas cette difficulté et sonne magnifiquement. Dans la fosse, on applaudit Theodor Guschlbauer qui n’avait pas dirigé à Genève depuis plus de trente ans. En digne viennois il mène l’Orchestre de la Suisse Romande à son meilleur avec un équilibre remarquable entre les pupitres, des cordes et des vents qui rivalisent de suavité même si un peu plus d’emportement dans les tempi n’auraient pas nuit à l’esprit de la valse. Après tout, comme le dit l’un des protagonistes « nous battions la campagne, c’est la faute au champagne ».
Prochaines représentations : Grand Théâtre de Genève, 21, 28, 30, 31 décembre à 19h30 – 22 décembre à 15h