En cette époque où le répertoire tend à s’élargir, où l’on reconsidère ce qui, longtemps, avait été oublié ou dénigré, il est des redécouvertes plus marquantes que d’autres. Tandis que certaines résurrections discographiques convoquent l’épithète « intéressant » plutôt que « transcendant », d’autres œuvres, telles que L’Aiglon d’Ibert et d’Honegger, scandaleusement, n’existent pas encore au disque. L’Opéra de Lausanne, reprenant la production de Patrice Caurier et Mosche Leiser (Marseille, 2004), rend ses ailes au fils de Napoléon, et conquiert un public qui ne s’attendait pas à pareil chef-d’œuvre.
Car il faut bien le dire : il s’agit d’un chef-d’œuvre. L’écriture des deux compositeurs s’harmonise à merveille, et les quelques vieillesses du livret sont transcendées par une partition qui n’a pas pris une ride et produit tout son effet. À la tête d’un Orchestre de Chambre de Lausanne aux couleurs idéales pour un tel répertoire, Jean-Yves Ossonce construit un discours subtil et vif qui emporte le spectateur et le tient en haleine de la première valse au dernier accord.
À cette brillante lecture répond, sur scène, l’idéal : un spectacle total, où chacun se met au service du drame. L’inquiétante verticalité phallocratique des décors de Christian Fenouillat et les costumes somptueux d’Agostino Cavalca rappellent qu’une scénographie « d’époque », lorsqu’elle est faite avec intelligence, est à même de révéler une œuvre, tout en lui conférant des moments d’un esthétisme saisissant (le bal, les masques !). Au cœur de cet écrin, la direction d’acteurs de Renée Auphan est à saluer, vivement : cette recherche du naturel, aux antipodes de certaines gestuelles aseptisées, amène des personnages riches, qui font vivre le drame, et auxquels on adhère : le Marmont hautain de Benoît Capt, l’attaché militaire de Christophe Berry, portant le poids d’une France défaite et le chevalier de Prokesch-Osten de Sacha Michon, en ami embarrassé.
Cette approche permet surtout à Carine Séchaye (L’Aiglon) de ne faire qu’un du théâtre et de la musique. Tout au long de son marathon vocal, elle expose une voix claire à même de traduire les fragilités du personnage, aussi bien dans l’enthousiasme que dans le doute. Quel que soit le registre, elle trouve l’expression juste, la nuance précise, et rend sensible la tragédie de ce prince prisonnier du sombre Metternich. Castrateur, terrifiant, autoritaire, Franco Pomponi, dont la noirceur se développe au fil de l’œuvre, en maîtrise la ligne en même temps qu’il en exprime les démons intérieurs. Adjuvant du prince, Séraphin Flambeau, le grognard infiltré au grand cœur, est incarné par Marc Barrard : on ne peut qu’adhérer à cette générosité vocale et scénique, héritière de la tradition des grands barytons français. Moteur des espoirs du fils de Napoléon, il l’accompagne dans sa déchéance, et meurt sur la plaine de Wagram.
L’Aiglon, lui, s’éteindra en même temps que ses rêves. Dans une scène finale bouleversante, où un chœur céleste illumine le salon endeuillé, le jeune homme, les traits tirés, demande à Thérèse de Lorget (Carole Meyer) de lui chanter quelques chansons françaises. Elle, dont la voix avait précédemment séduit par des couleurs luxuriantes, entonne alors avec simplicité et douceur « Sur le pont d’Avignon », « A la claire fontaine… », et à la demande du prince, « Il était un petit homme ». Son chant suspend le temps, avant de se briser, comme l’Aiglon se brise, en un sanglot silencieux qui transperce la salle.