Triste ironie du sort, ce programme destiné à célébrer Eliott Carter prend des allures d’hommage posthume, puisque le musicien américain vient à peine de disparaître à l’âge de cent quatre ans. En prélude à son unique opéra What next une création mondiale due au compositeur Mathis Nitschke, né en 1973, Jetzt. Cinq voix (soprano 1 et 2, contralto, baryton et ténor) incarnent l’humanité dans un cycle allant de l’histoire mythologique (depuis l’époque d’Homère) au monde contemporain à travers sept étapes liées à des usages différents de la langue, selon Jonas Lüscher, le librettiste. Fort heureusement son exposé plutôt abscons ne se retrouve pas dans les échanges scéniques, que l’on pourrait ramener au thème de la finitude des êtres humains, destinés à la mort quel que soit leur cadre de vie. Rien de bien nouveau donc. Aussi est-ce de la musique et du spectacle que naît le plaisir de la représentation. De son propre aveu étranger au monde de l’opéra Mathis Nitschke traite les voix avec modération, sans céder à la tentation de l’écriture expérimentale aux limites du possible. Sans existence personnelle sinon symbolique les personnages prennent leur chair de la voix des chanteurs, le plus souvent naturelle, et exposée assez souvent dans des a cappella, ou combinée en juxtapositions concomitantes ou simultanées, de la plus simple (duo) à la complexité maximale (quintette plus chœurs). Les chœurs sont gâtés avec des ensembles pour voix de femmes, pour voix d’hommes, mixtes, allant de la monodie psalmodiante à des entrelacs subtils. La composition exploite les possibilités acoustiques de l’amplification – dès les frictions initiales – mais n’en abuse jamais, les chanteurs n’étant jamais contraints à forcer excessivement par une intensité sonore soigneusement contrôlée. Souvent mélodique et rythmée – samba et tango – même en séquences brèves, l’écriture recourt aussi souvent – et c’est surprenant pour un hommage à Eliott Carter, qui s’en était clairement détaché – à des reprises indéfinies qui créent des effets obsessionnels, ce qui est logique dans l’esprit de l’œuvre. Cà et là, des fusées vocales ou orchestrales rappellent échos ou couleurs de Bach, Puccini ou Verdi, voire Bellini et Astor Piazzola. La mélancolie expressive d’un adagio séduit et touche. Ce discours musical des plus digestes est magnifiquement mis en images et en scène par Urs Schönebaum. Exploitation maximale de l’espace scénique pour des cortèges en forme d’apparitions, mouvement des masses à fonction dramatique, oppositions de couleurs signifiantes, accessoires dont l’utilisation compose des décors évolutifs et suggestifs grâce à des éclairages magistralement réglés, chaque tableau a sa propre atmosphère dont la force évocatrice rappelle parfois Fritz Lang ( Métropolis) et fait naître un véritable malaise, quand le texte proféré par une prend l’allure d’injonctions totalitaires. Bref le spectacle est une réussite visuelle qui contribue sans nul doute au plaisir éprouvé, auquel l’inventivité des costumes de Yashi Tabassomi, maximale dans le défilé des modèles, participe brillamment. Manifestement cette création a reçu tous les moyens nécessaires.
Peut-on en dire autant de What Next ? Composée par Eliott Carter à la demande de Daniel Barenboïm, cette œuvre s’inspire du film Trafic de Jacques Tati. On sait que le cinéaste partait de situations banales de la vie quotidienne pour en montrer sur le mode plaisant les bizarreries, voire les absurdités. A la création, à Berlin, l’épave d’une voiture rendait immédiatement compréhensible la situation initiale : un accident de la route vient de se produire. Les victimes, commotionnées, ont du mal à retrouver des idées claires ; quand peu à peu elles y parviennent, la confusion n’est pas moindre, car elles retournent à l’habituelle difficulté à se comprendre qui est la caractéristique de la société contemporaine. Une bonne partie du théâtre comique du XXe siècle s’est constituée sur ce thème, de Pirandello à Beckett en passant par Ionesco. Si bien que le mutisme des techniciens venus enlever l’épave et les débris de l’accident, comme sourds aux sollicitations des protagonistes, introduit le doute : et si ces derniers étaient morts ? Si nous assistions à un autre Huis Clos ? La version proposée à Montpellier est en fait une adaptation : en l’absence de l’épave et du prologue où les personnages se présentent, les techniciens restent par suite invisibles et l’effet théâtral – à la fois inquiétant et comique – signalé passe à la trappe. Sur le vaste plan incliné où ils semblent à la fois échoués et prisonniers – comme l’indique la veste qui disparait dans un abîme – la tonalité comique inhérente au projet du compositeur est annulée par des choix de mise en scène qui dramatisent les rapports, au lieu d’amener le sourire. Pourquoi Urs Schönebaum n’a-t-il pas tenu compte des didascalies ? Elles indiquent très clairement l’esprit satirique de l’œuvre dont la musique est porteuse et que le spectacle ne met pas en valeur. Bien qu’elle semble, pour une partition créée en 1999, étrangement datée – mais le compositeur avait alors quatre-vingt-onze ans – la composition exploite savamment les différents timbres de l’orchestre et varie infiniment ses pulsations, en accord avec l’instabilité des personnages dans une situation fluctuante, ponctuée d’accords forte, voire fortissimo, narquois ou sarcastiques. Les chanteurs ne sont pas sollicités outre mesure, seule Rose, définie comme « artiste », bénéficie d’une écriture qui sollicite son aigu et s’apparente à une parodie de bel canto dont Sarah Wolfson s’acquitte aisément. Le rôle de Stella l’astronome « dans la lune » pâtit quelque peu de la voix jolie mais petite et peu projetée de Martina Koppelstetter. Peu flattée par son faux tailleur Chanel d’un jaune agressif alors qu’elle portait fort bien diverses tenues dans Jetzt, Susan Narucki témoigne dans les deux œuvres d’une belle santé vocale. C’est aussi le cas de Marco di Sapia, cosmonaute émouvant dans Jetzt et ici jeune homme à la personnalité en devenir, dont on ne sait trop si l’amnésie relative à son mariage est l’expression libérée par le choc d’un désir refoulé d’échapper à cet engagement, et qui assume sans peine une tessiture proche de celle d’un ténor. Le ténor, dans Jetzt, et Zen, dans What Next, c’est Gilles Ragon, dont la curiosité et l’éclectisme ne cessent d’émerveiller ; tout à son aise vocalement il donne une épaisseur scénique à des personnages successifs dans Jetzt, et à la baudruche intellectuelle dans What next, confirmant une fois encore son intelligence musicale et dramatique.
Dans la fosse les musiciens se délectent vraisemblablement d’enrichir leur répertoire ; ils répondent très souplement à la direction très précise et très mesurée de Carl Christian Bettendorf, qui recueille aux saluts les ovations de la salle. Tout est bien qui finit bien ? Oui, car la composition de Mathis Nitschke trouve d’emblée sa place dans un genre que ce musicien croyait mort. Non, car What next aurait mérité d’être traité aussi bien que Jetzt…