Peut-on être objective quand il s’agit de rendre compte d’un spectacle vu dans l’un des théâtres les plus mythiques du monde, où l’on a rêvé de pénétrer pendant de longues années accompagnée par la lecture de Stendhal ? Le San Carlo est d’abord une superbe salle rouge et or qui ne correspond plus exactement à la description de l’écrivain français, sauf pour la loge royale qui repose toujours sur ses palmiers dorés… On tombe immédiatement amoureux d’un endroit pareil, comme on peut s’éprendre à vie de la cité parthénopéenne et du charme des Napolitains à la fois superstitieux, fatalistes et d’une fantaisie inégalable. Le cadre parfait pour une Bohème dont on attend une production digne des meilleures salles contemporaines. Quelle surprise de découvrir une mise en scène proche de celle de Mary Poppins vue à Broadway ces dernières années ! Lorenzo Amato nous propose ainsi une tranche napolitaine (dessert dont l’origine est américaine) où tout, jusque dans les éclairages, exsude le professionnalisme des théâtres new-yorkais ; mais le choix de la verrière armaturée de fer rappelle furieusement la célèbre galerie Umberto I de l’autre côté de la rue… Les volumes sont bien équilibrés et la mansarde très crédible, harmonieusement construite de façon à présenter l’extérieur et l’intérieur simultanément. Excellente manière de nous proposer le recul nécessaire tout en nous permettant au plus près de partager l’intimité de protagonistes juvéniles, exaltés et amoureux qui nous deviennent encore plus familiers. Classique et d’une fidélité absolue à la moindre didascalie, la mise en scène regorge pourtant de subtilités et sert fort justement le propos.
Du côté du plateau vocal, c’est le grand écart pour les rôles féminins et une assez belle unité pour les hommes, notamment le quatuor d’amis qui fonctionne très bien dans les ensembles. Maria Agresta est une Mimi merveilleuse, qui évoque Mirella Freni, rien de moins ! Elle séduit vocalement dès son entame du « Mi chiamano Mimi » et emporte l’adhésion quelques vers plus loin, avec un « ma quando vien lo sgelo » qui révèle toute l’ampleur d’une voix charnue et vaguement mélancolique, à la technique éprouvée. La jeune femme correspond physiquement parfaitement au rôle et en a largement les moyens vocaux. Son « Addio, senza rancor » atteint les sommets et joue à plein son rôle de tire-larmes, à la limite des sanglots… L’émotion est évidemment à son comble dans la scène finale à partir du « Ah, come si sta bene qui ! » (Ah, comme on est bien ici), avis que l’on partage pour un drame par ailleurs réaliste et sublimé qu’on boit jusqu’à la lie dans pareil lieu ! Quel contraste avec la Musette de Paola Francesca Natale qui cadre très mal avec son rôle, et ce jusqu’à la caricature. Ses formes amples et généreuses débordent de partout à l’instar de sa voix, jamais placée comme il le faudrait, totalement incontrôlable et d’un vibrato vaguement désagréable, frisant la vulgarité. La distribution doublée pour les rôles principaux est ici triplée et la soprano intervient une seule et unique fois pour cette toute dernière représentation de la production. Une première dans le cadre d’une dernière, cela peut à la rigueur expliquer une performance que certains spectateurs saluent par des huées… Heureusement, Rodolfo est bien servi par Valter Borin qui, néanmoins, a quelquefois du mal à se faire entendre ; cela dit, sans avoir une voix des plus étoilées, caressante ou sensuelle, le ténor ne manque jamais de séduction et emporte l’adhésion par ses aigus percutants et une assurance croissante. Luca Salsi lui sert de faire-valoir pour un Marcello expressif, bon comédien et superbe baryton au timbre quasi volcanique. Le reste de la distribution harmonise et équilibre l’ensemble, avec une mention particulière pour Alessandro Spina dans le rôle de Colline. Ses adieux à sa robe de chambre (« Vecchia zimarra, senti ») scintillent admirablement par l’élégance, une simplicité touchante et un peu de morbidezza à la Raimondi. Les chœurs sont eux aussi tout à fait à la hauteur.
Dans la fosse, Maurizio Agostini connaît son Puccini sur le bout de la baguette et entraîne l’orchestre dans son sillage, non sans un étonnant couac dans les cuivres qui rappelle à l’auditoire qu’il s’agit bien d’un spectacle vivant. On pleure abondamment à la fin… Dans la salle, un spectateur rallume immédiatement son iphone qu’il n’avait éteint que lorsque le chef a levé les bras. Stendhal avait-il raison d’affirmer que le « San Carlo comme machine à musique est tout à fait inférieur à la Scala » mais « Naples est la seule capitale de l’Italie »* ? La soirée, même imparfaite, est mémorable et inscrite dans notre panthéon des événements lyriques majeurs. On sort entouré d’une foule au chic insurpassable – notamment pour les chaussures aux talons improbables portées par des créatures magnifiques aux bras de quelques Apollons en Armani et d’inévitables barbons très dignes –, foule qui se déverse dans la sublime baie de Naples : un rêve !
* STENDHAL, Voyages en Italie. Rome, Naples et Florence, Paris, Diane de Selliers, 2002, p. 218.
Version conseillée
Puccini: La Bohème | Giacomo Puccini par Herbert Von Karajan