C’est l’événement de ce 55e festival de La Chaise-Dieu : deux ans après avoir donné dans le même lieu Il Martirio di Santa Teodosia, dont l’enregistrement fut unanimement salué, Thibault Noally et ses Accents proposent de redécouvrir un autre oratorio peu connu de Scarlatti, San Filippo Neri (Saint Philippe Néri). Donnée pour la première fois en 1705, cette œuvre compte parmi les dernières du compositeur. Le livret, écrit par le cardinal Pietro Ottoboni, ne s’intéresse pas cette fois-ci à la souffrance et au martyre mais plutôt aux débats intérieurs d’un homme qui fonda la Congrégation de l’Oratoire en 1575. Florentin installé à Rome, Philippe Néri (1515-1595) fut l’ami des pauvres et des humbles et joua un rôle important dans l’Église, où il se fit remarquer par son sens de l’humour, sa joie de vivre mais aussi par ses expériences mystiques et son amour du Christ ; c’est ce dernier aspect qui est au centre de l’œuvre allégorique de Scarlatti, où le futur saint, en proie au doute, incertain d’être sur la bonne voie, dialogue tour à tour avec la Charité, la Foi et l’Espérance. Celles-ci le rassurent, le consolent, voire le houspillent un peu pour le remettre sur le droit chemin dans la première partie de l’œuvre, tandis que la deuxième voit le saint, toujours guidé par les trois figures, consacrer sa vie au service de Dieu à Rome et plus généralement en Italie.
Si l’action proprement dite est réduite au minimum, l’intérêt dramatique ne faiblit jamais, porté par une partition riche en contrastes et par une interprétation remarquable. On va d’airs inspirés en récitatifs chatoyants, en passant par quelques duos et un trio pétillant ; à la variété vocale répond celle des couleurs instrumentales, tant au continuo qu’à l’orchestre, dévoilant une œuvre aux multiples facettes. Les quatre rôles solistes sont à peu près équilibrés, avec une prééminence logique accordée au ténor incarnant Philippe. « Incarné » est bien le terme tant Anicio Zorzi Giustiniani habite son personnage et en exprime les doutes ou la résolution avec un engagement total et une diction parfaite. Son timbre chaud et son medium solide, très sollicité, lui permettent d’aborder aussi bien l’intensité du drame spirituel que vit le saint dans la première partie, notamment dans sa deuxième aria (« No, non ti fidar di me », « Non, ne te fie pas à moi »), que la douceur élégiaque et bouleversante de sa dernière intervention, le magnifique « Mio Gesú », dans laquelle Philippe remet son âme au Christ. Phrasé, maintien de la ligne, traits parfaitement exécutés, le ténor italien est impeccable d’un bout à l’autre. L’Espérance d’Anthea Pichanick, qui faisait déjà partie de la distribution de Teodosia, redonnerait courage à n’importe qui par ses inflexions élégantes et sa voix ronde et chaleureuse. Son ornementation dans les da capo, discrète, est toujours au service du texte – la même remarque vaut pour les autres chanteurs comme pour les instrumentistes. Particulièrement bien servi en arias ravissantes, le contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian leur fait honneur. Son timbre agréable et sensuel, sa voix ample, sa présence scénique rendent sa Foi irrésistible tant pour le saint que pour le public. Irrésistible, Blandine Staskiewicz l’est aussi, mais pour des raisons différentes ; difficile en effet de ne pas obtempérer aux ordres de cette Charité altière et martiale, mais plus par crainte que par amour. L’émission est dure, la justesse parfois approximative ; l’intensité dramatique indéniable, surtout en deuxième partie, impressionne mais n’émeut jamais. Si bien sûr une telle interprétation se conçoit pour certains passages – on pense en particulier à « L’alta Roma reina del mondo », rendu célèbre par Cecilia Bartoli et Marc Minkowski, où la soprano dialogue avec une trompette – on aurait pu attendre des accents plus tendres sur d’autres arias, « Ami, et amando » par exemple.
Côté orchestre, on retiendra… tout. La trompette lumineuse et précise d’Emmanuel Mure offre un contraste cruel avec la bouillie entendue la veille pour la Messe en si ; les cordes souples et généreuses des Accents savent se faire aussi dansantes que touchantes. Le continuo, réparti entre l’orgue, le clavecin, le théorbe, la viole de gambe et le violoncelle, propose des combinaisons variées qui mettent le texte en valeur et soutiennent parfaitement les chanteurs tant les instrumentistes respirent et « chantent » avec eux ; placé debout entre l’orchestre et les solistes, Thibault Noally représente visuellement le trait d’union entre eux. Qu’il dirige ou bien qu’il joue (l’oratorio contient notamment quelques charmants duos de violons), il insuffle à tous ses interprètes une énergie et une passion qui se communiquent à un public conquis. « Trésor sacré de Scarlatti », tel est le titre donné à ce concert et c’est peu de dire qu’il est parfaitement approprié. On rêve d’un enregistrement qui permettrait de savourer de nouveau les beautés redécouvertes par ce chasseur de trésors émérite qu’est Thibault Noally.