Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse. A la minceur de l’intrigue – la pure Théodora rejoint dans le martyre le centurion Didymus fraîchement converti à la foi chrétienne tout autant qu’à ses charmes – Haendel répond par une partition époustouflante d’homogénéité et d’élan rythmique. Pour la servir, sans faux col et avec une parfaite maîtrise du style haendélien, le « Caro Sassonne » se voit épauler par un Christoph Spering qui tient son monde en respect d’une main amoureuse mais déterminée, aussi habile et précise que celle d’un tailleur de gemmes doué de la sensibilité d’un poète. Et sans compromettre la justesse de son discours dans la surcharge. Il est plus qu’à l’évidence dans son élément, c’est-à-dire doué d’un vrai projet dramatique et d’une intelligence musicale contagieuse autant au sein de l’orchestre que vis-à-vis des solistes.
Quant à dire que la fragile Théodora d’Anna Palimina avait bien besoin de cette perfusion vitaminée reviendrait à forcer injustement le trait. On peut juste regretter qu’elle soit restée sans une réelle profondeur, sur son quant-à-soi de vierge promise au supplice. En l’occurrence le repos du légionnaire. L’élégance de l’émission et la souplesse de la tenue lui composent néanmoins à plusieurs reprises une héroïne attachante à défaut d’être pleinement convaincante sur la durée du rôle. Elle atteint par exemple à un rare degré d’expressivité dans l’air des adieux – « Fond, flatt’ring world » – sans toutefois parvenir à maintenir totalement le cap. Autant on reste confondu à l’écoute de son séraphique « Angels, ever bright and fair », argumenté par des aigus d’une bouleversante délicatesse que l’on peut prendre ses distances avec les errements presque sulpiciens teinté d’un symbolisme anachronique du « With darkness deep as is my woe ».
Accordons lui la circonstance atténuante d’avoir eu affaire à rude tempérament vocal et forte valeur dramatique ajoutée en la personne de l’alto Franziska Gottwald. Celle-ci campe une Irène sûre d’elle et dominatrice au mordant du timbre justement combatif. Sa sublime imploration « As with rosy steps the morn advancing » demeure un sommet de pathos haendélien auquel seul le fameux chœur « All pow’r in Heav’nabove or earth beneath » qui lui succédait pouvait rivaliser en émotion. Le charisme et la belle stabilité des graves sans outrance de Gottwald confèrent notamment à l’étonnant « prosperity » concluant son « O bright example », d’une générosité d’engagement assumé et d’une crédibilité superbement tragédienne.
On n’abandonne pas ce pur plaisir du chant avec Alex Potter. Il incarne en Didymus l’image même du déchirement cornélien entre devoir d’état et fidélité à ses engagements spirituels aussi bien qu’amoureux. Sa ligne expressive est vécue à travers une justesse théâtrale jamais prise en défaut, soutenue par une souplesse à vocaliser pleine de chaleur et d’élan sur des aigus à l’élégance sans ambiguïté. Et ce n’est certes pas la sincérité d’accent d’un Andreas Karasiak qui viendra troubler sa détermination. Même au prix d’un magistral « Tho’ the honours that Flora and Venus receive ». Pas plus que la noirceur du Valens de Daniel Raschinsky ne saurait altérer sa rigueur. On mesure que pour ne pas être primordial, ce dernier rôle n’en apparaît pas moins essentiel dans la stratégie du « Cher Saxon ». Raschinsky en légitime le cynisme et la cruauté en jouant d’une basse conquérante qui ne dédaigne pas à flirter avec la vaillance d’un lyrisme éloquent, heureusement maîtrisé.
Version recommandée :
Handel: Theodora HWV 68 | Georg Friedrich Händel par Gabrieli Consort