C’est une mise en scène particulièrement peu invasive que proposent Ralf Pleger et ses équipes, pour ce très beau Tristan, une des productions phares de la Monnaie pour cette saison. La conception du spectacle repose principalement sur trois décors, un pour chaque acte, qui ne définissent ni lieu ni époque, mais sont le siège du déroulement lent d’un spectacle sans action. La scène a été délibérément débarrassée de tout élément narratif : on ne verra donc pas le glaive de Tristan ni la coupe d’or de Brangäne, on ne verra pas les amants boire le philtre magique, la lance de Mélot blessera Tristan sans même le toucher etc… En langage contemporain, on appelle cela désencombrer le récit de la surface du réel ; chaque époque, chaque mode amène son lot d’inutile provocation. Le metteur en scène s’en remet entièrement au livret pour dérouler le mince fil de l’intrigue qu’il se contente de mettre en situation, d’évoquer par petites touches en créant des tableaux visuels plus ou moins réussis. De même, hormis par des costumes improbables, il ne définit pas ses personnages – le spectateur est supposé connaître tout cela – dont les mouvements sont particulièrement réduits, un peu dans la veine de ce que faisait Bob Wilson il y a vingt ou trente ans, mais avec moins de radicalité, et partant, moins d’impact.
Au premier acte, le décor figure un univers indéterminé (sans lien avec le bateau du livret) fait de structures de toile descendant des cintres, qui pourraient évoquer les stalactites d’une grotte, un environnement hostile et froid, un peu déroutant. Ce sont les éclairages qui donnent vie à ces structures sans en expliquer le sens pour autant. L’action s’y déroule de façon très statique, réduite au seul contact des mains des deux futurs amants au moment où ils seraient censés absorber le philtre qui scelle à la fois leur amour et leur destin fatal. Les colères d’Isolde tombent un peu à froid, le spectateur a du mal à entrer dans le récit.
La plus grande réussite du metteur en scène est incontestablement à chercher au deuxième acte. Le décor est à présent un grand arbre mort (cela pourrait aussi être un corail blanchi au fond de la mer) dont les branches dénudées par le temps vont petit à petit s’animer par la présence de douze danseurs parfaitement camouflés dans un premier temps, mais qui ensuite proposent une chorégraphie lente et sensuelle qui va servir d’illustration scénique au fantastique duo d’amour, un des plus longs de toute l’histoire de l’opéra, entre Tristan et Isolde. L’effet visuel est saisissant, d’une beauté à couper le souffle, en parfaite symbiose avec la musique et emporte le spectateur dans le rêve amoureux avec une remarquable efficacité. Tristan et Isolde ne se touchent ni ne s’étreignent (les danseurs le font pour eux…). La sensualité est pourtant bien présente tout au long du spectacle, mais c’est la musique qui la porte – et de quelle magistrale façon !
Le troisième acte, qui devrait être le point culminant de l’élaboration dramatique, ne tient pas tout à fait les promesses du deuxième ; le dispositif scénique est moins riche, fait d’ombres portées sur une immense toile de fonds entée de tubulures en plexiglas, et les changements de lumière paraissent abrupts et un peu arbitraires. L’émotion retombe au cours du long dialogue entre Kurwenal et Tristan, en costume d’empereur romain et le visage couvert d’une feuille d’or, mourant dans l’attente d’Isolde. Elle revient néanmoins à la fin (l’émotion…), portée par la musique encore une fois car, au plan visuel, Isolde meurt dans un univers vide et glacé. Ce vide sidéral serait il alors la représentation de l’élément cosmique de la passion amoureuse ? L’impression générale du spectacle génère un sentiment très juste de grande nostalgie, bien propice à la délectation morose, et par là, sans doute fort conforme aux humeurs et aux desseins du compositeur.
Un des avantages du parti pris par le metteur en scène et de son caractère peu interventionniste, est qu’il permet à la musique de s’épanouir pleinement, et aux chanteurs, très peu sollicités scéniquement, de se concentrer sur la ligne de chant et sur leur performance vocale. Et c’est tant mieux car au plan strictement musical, la production jouit d’un casting de très haut niveau, dominé par l’Isolde de Ann Petersen. Grande par la taille, très grande par la voix, la soprano danoise familière des grands rôles wagnériens ou straussiens livre ici une prestation remarquable, dominant le rôle sans aucune faiblesse, avec une assurance et un professionnalisme épatants, donnant énormément de caractère au personnage, qui en devient par moment presque terrifiant. Le Tristan de Bryan Register, dont la voix n’est pas tout à fait aussi large, joue plutôt – avec succès – la carte de l’émotion que celle de l’ampleur sonore. C’est assez conforme au livret, il subit ses passions plus qu’il ne les choisit, emporté, submergé par des sentiments dont il n’est pas le maître. Tristan ici n’est pas le guerrier invincible, il est un homme éperdu, bousculé par le destin, qui ne comprend pas ce qui lui arrive, terriblement émouvant. Kurwenal (Andrew Foster-Williams) nous a paru assez froid, légèrement en retrait du reste de la distribution, un peu aux limites de ses capacités vocales au troisième acte, c’est là qu’il est le plus sollicité. Très bonne surprise en revanche, Nora Gubisch qu’on n’attend pas spécialement dans le répertoire wagnérien mais dont la voix convient finalement très bien au rôle, est une Brangäne pleine de caractère, assez éloignée des archétypes du personnage. Franz-Josef Selig campe le meilleur roi Marke qu’on puisse rêver : l’instrument est splendidement sombre, magnifiquement timbré, sa diction est parfaite et il met dans son interprétation hiératique la juste distance entre ses sentiments et la majesté de son personnage. Wiard Witholt prête sa haute taille et sa noble voix au court rôle de Mélot, moins impliqué peut-être qu’Ed Lyon, parfait lorsqu’il entonne avec émotion les premières phrases de la partition.
Mais comme toujours chez Wagner, c’est à l’orchestre et au chef qu’il revient de donner vie et sens à la partition. Dès les premières notes du prélude, on sent le travail intense que le chef a réalisé avec son orchestre, la couleur des cordes est magnifique, même si on entend peu les contrebasses (est-ce un effet acoustique ?). Le même enchantement prévaut par exemple à l’entame de l’acte III, où les somptueuses nuances de l’orchestre créent à elles seules tout un décor. Et cette grande qualité sonore prévaut aussi pour les solos instrumentaux, avec une mention toute spéciale pour le cor anglais de Nieke Schouten. Mais le grand art d’Alain Altinoglu n’est pas seulement dans la couleur, il est aussi dans la façon très énergique qu’il a de faire avancer l’orchestre, et avec lui tout le déroulement de l’œuvre. Sa vision analytique de la partition sert de base à une véritable construction dramatique, particulièrement élaborée, très cohérente, perceptible dès les premières mesures et qui ne faiblira pas jusqu’à la conclusion tragique de l’œuvre. C’est finalement lui, bien plus que le metteur en scène, qui est le grand artisan enthousiaste de cette belle réussite, les propositions sonores l’emportant largement sur les propositions visuelles.