Tristan et Isolde sont dans un bateau qui vogue vers la Cornouailles. Tristan est souffrant, Isolde fatiguée. Qu’est-ce qu’il reste ? Tel est le problème auquel se trouve confronté en ce 4 avril l’Opéra de Bordeaux dans une production du chef d’œuvre de Wagner conçue spécialement pour s’adapter à la conformation du nouvel auditorium.
Appelé peu de temps avant la première représentation, le 26 mars, pour remplacer Christian Voigt Erin Caves accuse ce soir audiblement le coup (quand il semble qu’il ait été plus vaillant les fois précédentes). Son interprétation de Tristan s’apparente à un douloureux combat entre une partition impitoyable et une voix diminuée qui bute sur les notes les plus exposées avec pour conséquence, un éprouvant défaut de justesse. Alwyn Mellor souffre des excès inverses : une puissance oublieuse des nuances, un grave fragile et un aigu percutant jusqu’à ce que dès le deuxième acte, la fatigue s’installe, la lame s’émousse et que cette Isolde guerrière rende les armes, submergée par les vagues orchestrales de la liebestod.
Dans un opéra qui s’apparente à un long chant d’amour impossible entre ténor et soprano, ce couple mal assorti suffirait à couler le navire si la direction musicale ne parvenait à éviter le naufrage. A la tête d’un Orchestre national Bordeaux Aquitaine transfiguré, Paul Daniel rappelle ce que l’on savait déjà, à savoir ses affinités avec le répertoire wagnérien. Frappent d’emblée la cohérence sonore, l’équilibre des pupitres qui n’est pas fusion mais juste addition de chacune des parties dans un discours rivé au drame.
Inévitablement happée par la fosse, l’oreille ne revient sur scène qu’avec l’entrée de Nicolas Courjal, le temps d’un monologue de Marke coulé dans un bronze aux cinquante nuances de noir. La jeunesse du chanteur – 42 ans, la force de l’âge pour une basse ! – renforce l’image vigoureuse d’un souverain blessé non dans sa chair affaiblie mais dans sa dignité orgueilleuse d’homme, d’amant, d’ami. L’allemand, naturel à une voix que l’on a pourtant plus souvent entendue chanter français, magnifie le dessin continu de la ligne. À l’acte suivant, Brett Polegato montre qu’il appartient à la même race de héros. Son baryton solide ne recule devant aucun des obstacles qu’affronte Kurwenal tandis que l’éclat et le métal exposent la bravoure de celui qui, à rebours du livret, n’est pas ici un vieux mais un preux écuyer. Familière du rôle de Brangäne, Janine Baechle a le chant péremptoire et lors de ses fameux appels au deuxième acte, le vibrato large. La lumière du timbre de Simon Bode, matelot puis berger, éclaire l’agonie de Tristan mieux qu’elle ne tient la barre périlleuse – car a cappella – du premier chant du jeune marin.
© Frédéric Desmesure
Confronté aux particularités de la salle, Giuseppe Frigeni a pris le parti d’installer le drame dans un décor unique où le bois prédomine, tour à tour bateau, forêt puis chambre. Certains éléments décoratifs reviennent comme des leitmotivs. Les balcons, derrière et sur les côtés de la scène, participent à la scénographie. Intemporels, les costumes font le drame de Tristan et d’Isolde universel. Les lumières et le travail sur le mouvement, volontairement figé, peuvent évoquer le travail de Bob Wilson. A tort. L’abstraction n’appartient pas au vocabulaire de Giuseppe Frigeni. Chaque geste est au contraire doté d’une signification en relation avec le livret. C’est tout particulièrement flagrant au premier acte où le statisme n’est qu’apparent et où les entrées et sorties des personnages épousent précisément les contours de l’histoire. Les deux actes suivants nous ont semblé moins inspirés sans se départir cependant d’une lente majesté en congruence avec la musique de Wagner. Faisaient défaut ce soir pour que le compte fût bon, un Tristan et une Isolde à la hauteur de leurs partenaires. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. Alors, vous pensez, deux !