Quand il se présente sur scène au moment des saluts, Peter Sellars essuye encore une large bordée de huées. Il nous semblait pourtant que ce Tristan et Isolde, qu’il a mis en scène avec Bill Viola en 2005, fleuron du mandat de Gérard Mortier à la tête de l’Opéra de Paris, avait eu le temps de s’inscrire assez dans les mémoires du public pour ne plus provoquer ce genre de réactions. Utiliser des vidéos sur une scène de théâtre n’est pas si rare, même si celles-ci prennent, dans ce spectacle, une importance cruciale. Les quelques corps dénudés que l’on voit sur les écrans géants n’ont rien de scandaleux. L’esthétique qui prévaut, de la scène jusqu’aux costumes, et qui s’insinue dans la direction d’acteurs, favorise l’épure et la sobriété au détriment des décalages et des outrances souvent associés au Regietheater. En bref, cette production qui tourne ostensiblement le dos à toute tentative de choquer le bourgeois est bel et bien devenue un classique. Et c’est peut-être cela qui surprend aujourd’hui une partie du public parisien : voir un classique. C’est-à-dire, s’agissant de Wagner, un opéra en forme de messe, où les protagonistes s’agenouillent pour s’adonner au rite nocturne de « O sink hernieder, Nacht der Liebe », où la gestuelle, hiératique, rend lourd de sens le moindre port de tête, où les hommes sont des Dieux, où les corps ressemblent à des âmes. Un opéra de Richard Wagner, sans doute, mais également de Wieland Wagner qui, à Bayreuth, récolta lui aussi quelques huées pour avoir ôté aux œuvres de son grand-père des décors qu’il jugeait trop humains et trop terriens. Sellars et Viola ont marché dans ses pas, ce qui fait qu’on peut les trouver anachroniques.
Nous préférons les dire intemporels, parce que la gêne qui s’empare de Tristan et d’Isolde après qu’ils ont bu le philtre d’amour par lequel ils vont désinhiber leurs sentiments contrariés, l’humanité d’un Roi Marke qui s’effondre de douleur avant d’avoir pu laisser exploser le moindre accent de colère, l’irruption brutale de la foule, des cuivres, des choristes et de la lumière dans la salle à la fin de l’acte I, restent gravées dans nos souvenirs. Parce que, pour entourer sans l’étouffer l’incroyable intimité de cette mise en scène, les projections vidéos, qui laissent toute la place à la lente métamorphose de la nature, aux flammes, aux forêts et à la mer, composent le meilleur décor du monde. Parce qu’en somme, après avoir vu et revu ce spectacle, il nous est difficile d’imaginer plus juste représentation de cette histoire où presque rien ne se passe, de cette intrigue qui refuse d’être intrigante, de ce couple qui, justement, n’aspire plus à rien d’autre qu’au souffle du vent dans leur cheveux, qu’à la caresse de l’eau ou aux morsures du feu sur leur peau.
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris
Mais un tel spectacle ne rend pas toujours service aux chanteurs. Au contraire, il les met en difficulté, exigeant d’eux une constante sortie des habitudes de scène, des trucs et des mimiques qu’on ne manque jamais d’attraper après des années de fréquentation d’un rôle. A ce jeu-là, c’est indéniablement René Pape qui s’en sort le mieux : il pourrait chanter son monologue trente fois de suite sans modifier une seule intonation qu’il ne nous lasserait toujours pas. Son Marke n’a même plus besoin de chanter ; il murmure, soupire, supplie et, comme lui, on finit à genoux. Ekaterina Gubanova est, de toute la distribution, celle qui connaît le mieux ce spectacle. Cela se voit et s’entend, notamment au deuxième acte, dans des appels lancés depuis les galeries supérieures avec un art consommé de la projection. Bien en voix, jeune et volontaire, cette Brangäne attachante est l’une des plus belles, aujourd’hui. Le Kurwenal de Matthias Goerne préfère, lui, renoncer à toute notion de jeu, reprenant, jambes arquées, le mouvement de balancier caractéristique de ses récitals de Lieder. Son chant aussi est celui d’un Liedersänger, pour le meilleur – l’intelligence parfaite de la ligne de chant, la ductilité intacte du timbre – et pour le pire – le volume limité, le manque d’aisance dans les écarts de registre.
Les seconds rôles, parfaits, ne dissipent pas totalement l’impression mitigée laissée par un couple éponyme curieusement dépareillé. Andreas Schager a assez de volume, de puissance, d’endurance pour faire deux Tristan par soir, et cela suffit pour forcer l’admiration. Quand on a dit cela d’un chanteur, on enchaîne généralement en pointant un manque de poésie et d’inspiration, on déplore la facilité consistant à se reposer sur des moyens colossaux pour s’épargner le travail d’une vraie caractérisation. Mais là, non : au-delà des moyens, il y a une prononciation superlative, un engagement indéniable, un timbre d’une clarté juvénile, un fantastique tempérament d’artiste. Seulement, ce tempérament dépasse parfois du cadre, et donne un troisième acte assez débraillé. Martina Serafin est l’inverse : une Isolde scéniquement réservée dont le timbre fait un peu matrone. La musicienne est assez aguerrie, la technique assez solide, pour aller sans encombre au bout de la Liebestod. Mais le voyage ne se fait pas sans turbulences, les stridences sont légion, la voix expose de plus en plus sa trame à mesure que la soirée avance.
C’est peut-être pour la ménager que, dans la fosse, Philippe Jordan tient ses musiciens au premier acte, limite les effusions de contrastes et de décibels. Le duo du II est de la même eau, permettant surtout de profiter des superbes couleurs de l’orchestre, qui nous emmène chez Debussy. C’est finalement au III que, face à un Tristan inaltérable, une tension incroyable mais toujours savamment maîtrisée, rend leur intensité à des passages souvent redoutés comme autant de tunnels. La réaction ne se fait pas attendre : pour chef, orchestre et chanteurs, aux saluts, ce ne sont que bordées d’acclamations !