Toute reprise d’une production est l’occasion de la réévaluer. Comme en 2007, la conception de ce Tristan und Isolde minimaliste, où le plateau est nu pour laisser entier l’espace céleste en fond de scène, nous semble pour l’essentiel pertinente et juste. D’où vient alors que le spectacle ne nous émeut pas comme alors ? La qualité vocale des nouveaux interprètes n’est pas en cause. Cela peut tenir à une subjectivité moins disponible, mais peut-être aussi à des éléments objectifs, en particulier visuels. Sans doute la panne de la machinerie, annoncée après le premier entracte par Frédéric Chambert, nous a-t-elle privés de la nuit étoilée qui devait planer sur le duo d’amour du deuxième acte, et a-t-elle contraint à l’immobilité au troisième acte le bloc suspendu au-dessus de Tristan, de crainte qu’en s’abaissant il ne vienne écraser le ténor. Mais le plus gênant relève des costumes et des coiffures. Conçus pour la distribution de 2007 ils ne siéent pas particulièrement aux interprètes actuels des rôles titre. Fallait-il conserver les coupes et les couleurs d’origine, dans la mesure où elles ne les flattent pas ? Que les lecteurs qui trouveraient cette interrogation frivole sachent bien qu’elle relaie une perplexité largement partagée aux entractes.
Faute donc de l’image d’un couple exceptionnel de jeunes gens – car le roi Mark a l’âge d’être leur père – on a au moins une vaillance vocale qui leur permet de mener à bien leurs marathons respectifs. Hormis un suraigu poussé comme un cri dans une des vagues trop sonores de l’orchestre, la voix d’Elisabete Matos impressionne par sa puissance, son homogénéité – la voix a du corps sur toute l’étendue – son endurance et une souplesse notable. Sans doute aurait-on aimé sentir flotter jusqu’à mourir son dernier mot, pour entrer avec elle dans l’au-delà créé par la musique, mais une performance si contrôlée mérite le respect. Son Tristan, Robert Dean Smith, a été sur la même scène l’Empereur de La Femme sans ombre et André Chénier. On retrouve avec satisfaction la musicalité si appréciée alors ; on découvre une endurance et une vaillance qui semblent s’être épanouies, lui permettant de se faire entendre dans presque tous les déferlements venus de la fosse, et on savoure un grandiose troisième acte où, comme rajeuni par une coiffure et un maquillage différents, il exprime avec une subtilité raffinée les divers états d’âme du personnage. Autre grande voix, celle d’une Daniela Sindram, dans le rôle de Brangaene ; l’annonce qu’elle était souffrante l’a probablement rassurée, et sans doute devait-elle éprouver quelque malaise, mais à l’entendre on ne l’eût pas deviné, l’ampleur, l’expressivité et la longueur de la voix étant bien celles nécessaires, et la présence scénique ne laissant rien à désirer, jusque dans ses silences. Solide le roi Mark de Hans-Peter König, qui, peut-être en raison de la mise en scène, semble tarder à entrer dans le drame mais émouvant dans son douloureux soliloque. Solide et hargneux comme il faut le Kurwenal de Stefan Heidemann, capable de tendresse douloureuse au troisième acte. Belle composition, malgré sa brièveté, de Thomas Dolié en Melot, confié ici à un baryton. Dans les deux rôles du Marin (invisible à l’acte I) et du Berger Paul Kaufmann séduit aussitôt par la clarté de l’émission et la souplesse de la voix. Jean–Luc Antoine, artiste du chœur, complète la distribution dans l’intervention du Pilote. Ses camarades, depuis la coulisse, prêtent aux marins la pétulance requise.
Dans la fosse, les musiciens de l’Orchestre national du Capitole – soixante-dix-huit dont quinze supplémentaires – en sont à leur huitième collaboration avec Claus Peter Flor. Au nom de cette familiarité on comprend mal, quand il obtient des cordes d’arachnéennes finesses et de la petite harmonie des séquences et des mariages capiteux de timbres et de couleurs, qu’ il fasse parfois tonner l’orchestre sans tenir compte de la puissance sonore des instruments actuels, avec les conséquences que l’on devine pour les chanteurs, contraints à forcer. Les premières notes de l’ouverture n’ont pas assez ce départ insidieux qui fait qu’on prend conscience de la musique alors qu’on est déjà son prisonnier, mais le prélude du troisième acte emporte sans réserve au septième ciel. Ce sont les aléas du direct : si le bonheur n’est pas parfait, on n’en est pas loin tout de même !