Au sortir de la cinquième représentation du Tristan und Isolde de cette nouvelle production viennoise, on ne prétendra pas avoir tout saisi des intentions de Calixto Bieito. Et cela restera bien sûr une frustration. Qu’importe pourtant d’être passé à côté de certains points de vue du metteur en scène espagnol dont on connait les fulgurances et, diront certains, les errances : ainsi ces quinze balancelles qui rythment tout le I, où des enfants aux yeux bandés assistent, imperturbables, aux échanges des protagonistes, eux-mêmes se balançant au-dessus de l’eau qui recouvre toute la scène en une gigantesque mare. On se demandera bien, jusqu’au terme, si cette scène n’existe pas uniquement dans l’imaginaire d’Isolde qui, dès le début, a jeté son dévolu sur Tristan, celui-ci gisant depuis le lever du rideau et jusqu’à ses premiers mots chantés, dans cinq centimètres d’eau !
Qu’importe en effet que tout ne soit pas clair, évident ; la proposition de Bieito est en effet tellement ouverte, tellement protéiforme, que chaque spectateur y aura trouvé mille matières à s’approprier « l’action » (« Handlung » est le terme choisi par Wagner pour qualifier sa pièce) et à y lire ce que ce drame lui inspire.
A tout le moins, on s’accordera à dire que dans la vision de Bieito, l’amour entre Tristan et Isolde est impossible. Ces deux-là ne se trouveront jamais : ni dans l’amour donc (il n’y a pas de philtre d’amour échangé entre eux), ni même dans la mort : Isolde avant la scène finale hisse le cadavre de Tristan sur une chaise et le couche sur une table de cuisine, et elle-même finira assise à l’autre bout de la table, dans une posture qui ne permet pas de conclure de façon univoque à sa mort.
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Si l’amour est impossible entre eux c’est qu’existant, il serait dévastateur, auto-destructeur ; au premier acte, Isolde n’en finit pas de secouer, d’humilier, d’avilir Tristan (elle le soufflète, le traîne à terre en le tirant par la cagoule !) parce qu’elle l’aime et qu’il ne sait pas répondre à cet amour. Et la première chose que fera Tristan après avoir mimé de boire le philtre d’amour et être tombé dans les pommes, c’est de se taillader le torse. Et puis cela encore : point de combat avec Melot qui n’a pas besoin de ferrailler contre Tristan, celui-ci se trucidant tout seul.
L’amour impossible, c’est l’incapacité qu’a Tristan à rejoindre Isolde : voilà en tout cas l’une des – rares – pistes que donne Bieito dans ses interviews puisqu’on le sait, il veut laisser le spectateur maître de sa propre lecture. Cette incommunicabilité entre les deux amants est admirablement rendue dans un deuxième acte époustouflant. Deux nacelles cubiques figurant chacune une pièce d’appartement surgissent du sol et s’élèvent dans les airs, avant de redescendre, puis de se relever à nouveau, en un incessant va-et-vient. Tristan et Isolde occupent chacun une de ces pièces. Ils vont s’ingénier, pendant les quarante minutes du duo d’amour, à détruire (encore !) les meubles, arracher les pages des livres de la bibliothèque, puis les parois de leur pièce. A aucun moment les deux nacelles ne seront à même hauteur et quand, enfin, au paroxysme du duo, ils vont chercher à se rejoindre en tendant leurs bras l’un vers l’autre par-dessus les nacelles, ils n’y parviendront pas. Leurs mains resteront à distance de quelques centimètres alors que, géniale inspiration, il aurait suffi qu’ils se penchent chacun un peu plus vers l’autre pour qu’au final elles se rejoignent. Ce second acte restera certainement comme une des inspirations les plus marquantes de Bieito.
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Le III est plus difficile à décrypter, ou plutôt il ouvre tant de pistes qu’on a tendance à rester en retrait, à la croisée des chemins. Une trentaine de figurants entièrement nus nous tournent le dos en fond de scène ; ils s’approchent quand Tristan reprend vie et se figent avant de reprendre leurs places. Figurent-ils le royaume des morts, ce paysage de désolation où les débris de la vie de Tristan et Isolde jonchent le sol ? L’apparition subreptice de personnages endimanchés, qui pourraient bien figurer le royaume des vivants, et leur départ tout aussi discret, effarés du spectacle qu’ils viennent de voir, pourrait accréditer l’idée que décidément, Tristan et Isolde sont déjà passés dans l’autre monde.
Il va de soi que cette mise en scène, par l’abrupt de sa proposition, a suscité quelques remous le soir de la première. Ce n’est pas le cas pour cette représentation saluée de très longues minutes par un public que les différentes prestations musicales ont très logiquement conquis. A commencer par l’orchestre du Wiener Staatsoper qui propose une mise en bouche fascinante avec un prélude étiré ad libitum ; tout se passe comme si Philippe Jordan jouait lui-même de ses cordes, jouissant du soyeux, puis lâchant les lions, pourtant parfaitement disciplinés. Rien n’a manqué ce soir à l’extase orchestrale et Jordan n’y est pas pour rien. L’Isolde de Martina Serafin n’aura tenu qu’un acte dans une forme aux contours quasi parfaits : elle aura tout misé sur cet acte qui l’a consumée comme elle-même dévorait un Tristan qui trainait sa misère et ne voulait pas se donner. Un acte certes mais quelle flamme, qui éclaire la souffrance ! Ensuite, le métal seul subsiste, la stridence. Les émotions ont du mal à affleurer et Martina Serafin achève sa Liebestod exténuée, vidée de sa substance.
Trajectoire inverse pour le Tristan de Andreas Schager ; après un premier acte où il est peu sollicité, il monte en puissance dans le duo où on le voit comme un lion en cage, fracassant les meubles, arrachant les cloisons, déchirant ses vêtements. Et puis le troisième acte ! Comme si le II n’avait été qu’un avant-goût il nous délivre un monologue final surhumain qu’il transforme en scène d’ivresse et de folie ; c’est un Schager endiablé, plus Heldentenor que jamais, la voix toujours aussi claire que sûre. Mais où va-t-il chercher cette énergie ? Schager est aujourd’hui un Tristan de luxe !
René Pape en Marke a mis quelques secondes à stabiliser sa voix au tout début de son monologue ; et puis il a lancé la machine, bien aidé en cela par un Philippe Jordan attentif à lui laisser la place nécessaire. C’est un roi totalement anéanti qu’il figure, abattu, voûté, presque désincarné. La marque Pape est intacte ce soir-là avec des graves toujours aussi habités et chantants et ses pianissimi soufflés. Le Kurwenal de Iain Paterson est entièrement acquis à la cause de son Tristan ; l’énergie de Schager doit être communicative car Paterson ne connaît pas le moindre moment de faiblesse. On n’aura pas plus de réserves sur la Brangäne de Ekaterina Gubanova, sans faille (son « Habet acht » du II est sublime), qui, après avoir nettoyé deux poissons pêchés dans la mare, fournira à Tristan le couteau pour se taillader le ventre.