Dans ce spectacle, tout est démesuré : les personnages sont alcooliques, boulimiques, obèses, façon « Botero ». Les femmes s’agitent, courent, galopent, tentent en vain de maîtriser la situation. Malgré l’agitation ambiante, les hommes restent mous, avachis, indolents. Une guerre des sexes dans l’outrance et la bonne humeur où même Lucifer joue sa partition… Cet ouvrage de Gluck est une véritable comédie musicale, la première du genre : rien n’y est sérieux, ni les malheurs de Colette, ni la rédemption de Mathurin, ni le Diable en personne. Surprises, rebondissements, coups de théâtre sur des rythmes « en… diablés » (on remarque notamment, dans la cave infernale, une préfiguration des pizzicas du Falstaff de Verdi).
La mise en scène d’Alain Patiès s’inscrit dans la grande tradition des farces médiévales, mais l’on pense bien sûr également à Méliès. Très efficace, pleine de trouvailles, elle accentue le côté « comédie musicale », notamment par l’apport de « vaudevilles modernisés ». Ces petites pièces à la mode du temps de Gluck, intercalées dans l’action, sont ici remplacées par d’autres plus modernes et donc plus familières aux spectateurs d’aujourd’hui : entre claquettes, téléphone portable, batte de baseball et rap, on retrouve Edith Piaf et bien d’autres pastiches d’airs de variétés ou de comédies musicales. Et le public lui-même est mis de la partie, avec une classe qui fort sérieusement se lève en criant très en mesure, à plusieurs reprises « qu’ils soient punis » en montrant du doigt les coupables. Les éclairages soignés d’Antoine Planchais soulignent bien l’action, et participent au délire collectif illustré par les costumes amusants de Gabrielle Tromelin. Quant au décor simple mais astucieux de Laure Satgé, il est tout en longueur, fait de placards qui s’ouvrent au gré de l’action : dressing, salon, cave avec ses bouteilles, salle à manger, cuisine, autant de lieux minuscules qui suffisent à créer l’atmosphère d’un médiocre intérieur petit-bourgeois1.
Bien qu’il s’agisse d’un travail de troupe, construit et cohérent, la triomphatrice de la soirée est Edwige Bourdy, que l’on connaît bien pour ses créations toujours remarquées dont, récemment, Rayon des Soieries et La Poule noire à la Péniche Opéra. Campant une Mathurine désopilante, entre Dominique de Lacoste et Mado la niçoise, elle est absolument épatante ; excessive en tout, elle insuffle à la troupe une vitalité communicative et entraîne allègrement tout son petit monde dans une ronde infernale, ce qui est d’autant plus méritoire qu’elle a appris le rôle en deux jours pour remplacer Gersende Florens prévue normalement mais hospitalisée d’urgence. Guillaume Andrieux (Cléon) outre une fort belle voix et une technique vocale impeccable, constitue de son côté l’élément modérateur indispensable, rôle qu’il partage avec Estelle Béréau, Colette à la personnalité un peu trouble mais au soprano charmant. Enfin les deux compères en beuveries, Artavazd Sargsyan (Mathurin) et Paul-Alexandre Dubois (Lucas), complètent le solide quintette vocal de leur verve et de leur jeu scénique parfait.
Comme les chanteurs, la chef Frédérique Chauvet et le quintette instrumental sont rompus à la musique baroque. Car si la modernité (ou l’intemporalité) règne sur scène, l’interprétation est soignée et la partition musicalement très bien défendue. Rythme, tempi vifs et soutenus, tout concourt à la qualité de la production. Bref un excellent spectacle, qu’il faut courir voir à la Péniche Opéra à Paris du 11 au 27 mars, puis en tournée en Bretagne en juillet, et aux Pays-Bas à l’automne.
Jean-Marcel Humbert
1 Ce décor est bien sûr fait pour s’intégrer dans la salle tout en longueur de la Péniche Opéra, et il est donc intéressant de voir comment il s’adapte à une scène plus traditionnelle. Le théâtre municipal de Fontainebleau lui offre un écrin de choix où il est parfaitement à l’aise : ce petit théâtre à l’italienne de 479 places, bijou de style néo Louis XIII construit en 1905 et inauguré en 1912 (et dont la galerie des fêtes va être restaurée l’an prochain pour son centenaire), mérite une visite, d’autant qu’outre une programmation très éclectique de qualité, il accueille en résidence la Péniche Opéra (compagnie nationale de théâtre lyrique et musical).