J’avais parlé ici même, à propos d’Un mari à la porte, d’Offenbach (Montluçon, 17 mai 2008), d’un regard et d’une mise en scène spécifiquement féminins sur la nuit de noce et la vie de couple. Avec L’île de Tulipatan, le sujet n’est guère éloigné, puisqu’il s’agit de relations conjugales et du miroir déformant garçon-fille. Mais cette fois, j’aurais envie de dire « à travers le regard masculin », du fait que toute l’équipe artistique, masculine, a chaussé les bésicles d’Offenbach lui-même, en se déchaînant contre tous les poncifs soigneusement entretenus par la morale bourgeoise : la caricature est de ce fait aussi poussée que délirante.
Il faut dire que l’histoire, fort déjantée, se prête à tous les délires scéniques. Romboïdal a eu un fils, mais son épouse Théodorine, craignant qu’on ne l’envoie à la guerre quand il sera grand, l’a déclaré comme Hermosa. La « jeune fille », en grandissant, ne rêve que de plaies et bosses, et joue avec fusils et pistolets au lieu de s’adonner à la couture, bref, c’est un « garçon manqué ». De son côté, l’entourage du souverain Cacatois XXII, voulant lui épargner la nouvelle de la naissance d’une énième fille, lui annonce la naissance d’Alexis. Le « jeune garçon » passe son temps à rêver et à humer les fleurs comme Ferdinand, le taureau manqué de Walt Disney : à son entrée, elle pleure toutes les larmes de son corps car son petit oiseau s’est sauvé de sa cage (allusion freudienne avant la lettre ?) ; bref, c’est une « fille manquée ». Or les deux se rencontrent, et tombent amoureux : panique à bord, on leur dit à chacun séparément la vérité afin d’empêcher tout mariage. Mais les jeunes, pas si simplets qu’ils n’en ont l’air, prennent les choses en main, si j’ose dire…
L’Île de Tulipatan est assez souvent donné, comme un certain nombre de petits Offenbach, mais il est certain que son histoire se confond essentiellement avec sa redécouverte dans son adaptation par Louis Dunoyer de Segonzac il y a une trentaine d’années. L’œuvre n’est pas sans poser des problèmes scéniques, car entre un tout petit théâtre et une grande scène, la difficulté est grande de mettre en place seulement cinq personnages. À Rouen, Yann Dacosta y réussit parfaitement : le dispositif scénique est fait de passerelles entre lesquelles se niche l’orchestre, bordées de guirlandes lumineuses, tandis qu’un ciel étoilé supporte l’inscription « île était une fois… ». La direction des acteurs est sans faille, et les costumes fort drôles et en même temps sobres de Philippe Léonard participent grandement à la réussite de l’ensemble dont le rythme et l’esprit n’est pas sans rappeler les dernières créations des Caramels fous.
La distribution est dominée par le sensationnel Flannan Obé, désopilant(e) Hermosa. Il sait ne pas aller trop loin dans le délire, tout en construisant remarquablement bien son personnage grâce à une voix nette et bien projetée, une diction parfaite et un entrain communicatif. Son air « Vive le tintamarre et le bruit » et ses imitations des instruments de musique sont inénarrables. Acteur aussi accompli que chanteur, son jeu scénique est parfaitement adapté, et il est un interprète idéal du rôle. Frédéric Bang-Rouhet a une solide voix de baryton, particulièrement utile dans le pastiche du grand opéra « Dieu m’éclaire, fille chère… ». Son jeu, comme celui de tout le plateau, est en tous points parfait. François Rougier et Sarah Laulan complètent parfaitement la distribution, avec des voix lyriques qu’ils savent adapter à ce type d’œuvre plus légère, et l’on apprécie tout particulièrement leur musicalité dans le quatuor du canard (il s’agit d’un journal et des nouvelles qu’il colporte) et ses drôles de « coin-coin », et dans l’ensemble « Et digue et digue et digue et don ». Mais l’humour de toute la troupe est également perceptible dans la finesse avec laquelle ils interprètent l’anti barcarole (ou barcarolle bouffe) endiablée (où réapparaît en clin d’œil le facteur rural du Château à Toto créé cinq mois plus tôt), ou encore l’air de Théodorine « Je vais chercher les petites cuillères, puis j’atteindrai les couteaux à dessert », qui annonce le grill de Pomme d’Api. Malheureusement, Laetitia Ithurbide, si délicieuse dans Le Château à Toto en 2001, vient quelque peu déséquilibrer ce bel ensemble : voix engorgée, texte incompréhensible, interprétation fade, bref, le prince Alexis a encore, avec elle, fort à faire pour se sortir d’affaire.
La direction d’orchestre de Samuel Jean est, à l’image de la production scénique, à la fois précise et endiablée : pas un temps mort, tout se déroule comme un système d’horlogerie bien huilé, et l’on n’a plus qu’à se laisser mener au gré de la fantaisie d’Offenbach et de ses librettistes. Évidemment, une heure de spectacle, c’est bien court, et l’on aurait préféré deux petits Offenbach pour le prix d’un… d’autant qu’il n’y a que l’embarras du choix, dont bien des titres n’ont pas été repris depuis belle lurette.
J’ai noté avec intérêt que le théâtre des Arts faisait de gros efforts en direction des jeunes publics. L’assistance de cette soirée « familiale » présentait un pourcentage d’enfants tout à fait inhabituel dans les salles lyriques : les mésaventures d’un garçon habillé en fille et d’une fille habillée en garçon parlaient visiblement à leur imaginaire ! Le théâtre va jusqu’à éditer un programme spécial offert au « jeune public », mais là, le vocabulaire employé et le contenu en lui-même ne m’a pas paru assez adapté. Quoi qu’il en soit, il faut saluer ces efforts méritoires dont beaucoup de salles devraient s’inspirer.