Art total sur la scène du Staatsoper de Berlin pour la dixième représentation de la production de 2022 de Turandot, signée Philipp Stölzl. En plus des attributs habituels d’une mise en scène d’opéra, les machinistes ont en effet une partie déterminante à jouer, et c’est assez justement que trois d’entre eux sont invités sur scène aux saluts de fin de partie pour recueillir les applaudissements mérités de la salle.
La scène est en effet presque entièrement occupée par l’immense « marionnette » articulée (dans l’esprit « Royal de luxe »), figurant la princesse Turandot. Habillée en début de pièce d’une robe à panier, et le visage recouvert d’un masque chinois, cette marionnette, tout au long des trois actes, est en mouvement, émergeant d’une immense fosse circulaire en cœur de scène, s’élevant en l’air, et faisant l’objet d’un nombre incalculable de manipulations de la part d’une demi-douzaine de machinistes, accompagnant les mouvements assistés par ordinateur en régie. La performance technique mérite d’être soulignée et la réussite visuelle est totale. On saluera, en général, le travail d’éclairage et de décors (tout est signé de Philipp Stölzl) qui accompagne parfaitement la proposition du metteur en scène.
© Matthias Baus
L’idée est la déshumanisation autant que possible du personnage de Turandot. Il s’agit d’en faire une caricature d’elle-même, voire de mettre en doute son existence propre (elle ne fait pas d’apparition furtive au I, sa marionnette s’en charge !) : « Turandot n’existe pas » nous disent bien les trois compères Ping, Pang et Pong. Turandot c’est donc cette immense marionnette, sans vie, sans cœur, sans sexe non plus : quand le panier de la robe est soulevé par les machinistes, on n’y découvre rien d’autre qu’un vide sidéral. Point de vie, de matrice cachée. Pire même, ce vide est un lieu mortifère. C’est là que les prétendants sont suppliciés (les scènes sont montrées sans retenue). Elle ne donne pas la vie mais engendre la mort. Au III, lorsque des Pékinois seront exécutés, c’est toujours dans la fosse circulaire, sous la robe, qu’ils disparaitront. C’est encore sous la robe qu’un amas des crânes ayant appartenu aux anciens torturés devient un terrain de jeu des trois ministres qui jonglent avec les ossements.
© Matthias Baus
Au fil de l’action, la marionnette est dépouillée de ses attributs, de la robe, de son tronc, et même de son masque chinois qui découvre alors…le crâne d’un squelette. Décidément cette Turandot incarne bien la mort, elle a tout pour faire fuir et on se demande ce qui peut attirer Calaf ! Pour être entièrement fidèle à son idée d’une princesse incapable de sentiments, le metteur en scène détourne le « happy end », en soi bien peu crédible, et choisit de la faire mourir : au lieu de se donner à Calaf, elle tombe morte dans ses bras, après s’être empoisonnée.
© Matthias Baus
Distribution de haut vol autour du jeune chef français Maxime Pascal. C’est donc lui qui a repris cette production créée en 2022 par Zubin Mehta. Il dirige une Staatskapelle toute en couleurs et percussion. La direction est soignée, l’attention portée aux chœurs est permanente, la partition l’exige. On aura plaisir à retrouver Maxime Pascal au festival d’Aix où il dirigera cet été L’Opéra de quat’ sous, puis The Greek Passion (Martinů) au festival de Salzbourg. Les chœurs d’hommes et de femmes viennent en nombre figurer le peuple pékinois et réalisent un sans-faute.
Elena Pankratova est une princesse à l’inhumanité absolue et admirable. Aucune faille dans le chant, aucune fêlure dans les aigus perforants. « In questa reggia » donne le ton des deux derniers actes : ce sera sans faiblesse et sans limite. Nous découvrons Ivan Magri en Calaf. Le personnage qu’il incarne est attiré par la princesse comme un aimant. Il essaie de la comprendre, il est lui-même littéralement hissé à sa hauteur au I pour essayer de percer la mécanique qui se cache derrière la marionnette ; il n’y parviendra pas. Après une entrée un peu courte, Ivan Magri gagne en assurance et son « Nessun dorma » passe la rampe sans difficulté. Olga Peretyatko est une Liù de luxe. Elle est somme toute bien élégante sur scène pour être une esclave crédible ! Qu’importe, le « Signore ascoltà » du I est tout en finesse, les aigus sont filés et l’on retrouvera les mêmes qualités dans la scène de mort.
René Pape en Timur, Giula Orendt (Ping), Andrés Moreno Garcia (Pang) et Matthew Newlin Pong), complètent superbement la distribution d’une production qui restera comme une des plus spectaculaires et intelligentes qui nous aient été données de voir de cet opéra.