Le programme du festival de Bregenz consiste en une seule production donnée deux étés consécutifs sur une monumentale scène flottante installée sur le lac de Constance. Il s’agit aujourd’hui, avec cette Turandot, de la reprise du spectacle proposé l’an dernier et chroniqué à l’époque, avec beaucoup de sévérité, par Jean-Marcel Humbert. En habitué du festival et notamment du caractère grandiose des spectacles et des splendeurs de l’ère du précédent directeur artistique David Pountney (2003-2014), il avait été déçu de la mise en scène de Marco Arturo Marelli. Sans doute est-ce parce qu’il s’agit de notre première fois à Bregenz après une longue attente, mais toujours est-il que la soirée a été vécue comme un ravissement vu à travers le regard d’une petite fille émerveillée que nous avons eu le grand plaisir de redevenir l’espace d’un soir.
Bregenz, c’est avant tout un décor. Et celui créé par M. A. Marelli, couleur ocre de terre cuite, se marie idéalement avec le lac ; il s’apparente à un serpent de mer jailli des eaux tel un séduisant monstre du Loch Ness stylisé. Long de 72 mètres, ce dragon de brique en carton-pâte (enfin, en réalité constitué de béton et de bois) évoque un chien de garde à l’arrêt. Une tour crénelée, haute de 27 mètres (avec un pavillon à son sommet pesant tout de même la bagatelle de 2,1 tonnes), surmonte l’édifice. C’est bien évidemment la Grande Muraille qui est ici revisitée ou plutôt remodelée. La muraille est en effet assouplie en sinueux tortillon aux lignes proches des superbes courbes des sculptures de l’ère Han ; une ère qui se développe après le décès de l’Empereur Qin, dont on connaît surtout les célèbres soldats de l’armée de terre cuite. D’ailleurs, les flancs du serpent de mur traversent des rangées de soldats qui semblent descendre du ciel pour s’engouffrer dans l’onde et les 205 soldats (de béton et de résine au lieu de terre cuite, peut-être, mais qu’importe), éviscérés, disparaissent dans l’eau, telle une armée engloutie, survivance d’une lointaine et orientale Atlantide. Certes, on peut considérer qu’on joue ici avec tous les clichés occidentaux sur la culture chinoise et d’improbables télescopages, mais n’est-ce pas là le propos même de Turandot et de l’univers recréé par Puccini, qui croise habilement couleurs et sonorités extrême-orientales avec structure et conventions européennes ? Le décor, à lui seul et avant même la première note de musique, est un enchantement et surtout, une source de rêveries sur fond de soleil couchant sur une eau aux reflets scintillants. Entre Zeffirelli, Zhang Yimou et Disney, l’univers du kitsch assumé voulu par Marelli dégage un charme onirique baigné de nostalgie mélancolique. La mise en scène, quant à elle, répond aux principes de la superproduction destinée au public le plus large : une débauche de moyens visuels, utilisant tous les ressorts attendus de la pyrotechnie et des jeux d’eau, une narration claire qui suit fidèlement les didascalies de l’œuvre, ce qui n’empêche pas le jaillissement des thèmes chers au metteur en scène suisse (au style qu’on aurait envie de définir comme une sorte de syncrétisme sobre avec coups d’éclats). À titre d’exemple, on pourrait mentionner l’utilisation des masques qui entrecroisent les motifs de l’opéra chinois avec ceux du théâtre italien d’avant-garde ou de la commedia dell’arte ; ou encore les superpositions temporelles, quand, côtoyant les soldats de l’armée de terre cuite inanimés, une foule grise comme en cendres et uniformisée, tout droit issue de la Révolution culturelle, compose une macabre danse fantastique d’ombres chinoises sinistres. Autre tableau saisissant : le plateau tournant révèle ce qui, de loin, ressemble à une bibliothèque mais consiste en archives où Ping, Pang et Pong s’occupent d’archiver des bocaux où sont stockés dans le formol les têtes des prétendants malheureux… Belle idée, tout comme celle de faire ouvrir ce même plateau tel un poudrier révélant une Turandot de cire, semblable à une petite poupée de boîte à musique finalement transformée en perle délicate et vibrante dans sa coquille scintillante. Calaf, pour sa part, porte une petite moustache à la Puccini ; confiné sur son petit îlot séparé qui stigmatise son statut d’étranger, il finit par gagner le plateau impérial et triompher grâce à l’amour, contrairement au musicien décédé de son cancer de la gorge avant d’avoir pu conclure le finale de son splendide opéra achevé a minima par Franco Alfano. C’est aussi peut-être ce que suggère le bouquet final bien sage ou de minces jets d’eau accompagnent un lâcher de ballons virtuel puisque cantonné à la seule projection vidéo, du plus bel effet et par ailleurs écologiquement très propre… L’usage de la vidéo est techniquement remarquable et l’on peut louer la qualité du travail d’Aron Kitzig, notamment lorsque le masque de Turandot se désagrège en éclats kaléidoscopiques au moment où Calaf résout la troisième énigme, par exemple. Les combats sont agréablement chorégraphiés et le travail sur les lumières impeccable. La qualité sonore est étonnante de confort. Les 59 haut-parleurs dissimilés dans la muraille y sont pour quelque chose…
© Bregenzer Festspiele/Karl Forster
La qualité de la distribution est très égale et l’on prend grand plaisir à écouter chacun des artistes isolément ou en harmonieux ensembles. Katrin Kapplusch est une Turandot idéale dont Maurice Salles a pu admirer l’adéquation au rôle il n’y a pas si longtemps. Sa froideur extrême se manifeste par une aigreur doublée de stridences pour brusquement se transformer en extatique douceur, le tout avec une éclatante maestria. Dans le registre de l’émotion, le trio Liù, Timur et l’empereur Altoum rivalisent de délicatesse et de sensibilité (avec une mention spéciale pour Manuel von Senden, Altoum étonnamment humain). Yitian Luan remporte un beau succès en Liù, même si son interprétation reste un peu trop sage dans l’ensemble et insuffisamment nuancée. L’autre trio, celui des ministres Ping, Pang et Pong, fonctionne comme une mécanique bien huilée et équilibrée, plus cynique et minutieuse que drôle, le ressort comique n’étant pas vraiment de mise ce soir. Arnold Rawls interprète le rôle de Calaf avec vigueur et héroïsme ; la voix est parfaitement adaptée au rôle. Les chœurs, l’orchestre et le chef Giuseppe Finzi à la direction mesurée et propre sont irréprochables. Là encore, les prestations sont de haut niveau mais sans qu’on puisse parler de génie. Cachés au regard du public, les musiciens et le chef sont toutefois visibles sur des écrans placés de part et d’autre de la scène. Un DVD est d’ores et déjà disponible qui permettra à ceux qui n’ont pu profiter du charme du lac de Constance et de la féerie offerte à 6980 privilégiés de se faire une idée du spectacle.