En 1924, la mort fauche Puccini en pleine composition de Turandot. Le troisième acte est lacunaire : il y manque le grand duo final, qui doit mettre aux prises Calaf et la princesse au cœur de glace, laquelle va capituler face à l’amour vainqueur. La seule indication laissée par Puccini au sujet de ce duo se trouve écrite dans la partition, juste après la mort de Liu : « e poi, Tristano » (« et ensuite, Tristan »), instruction à la fois très vague et très précise. Franco Alfano dans un premier temps, Luciano Berio plus près de nous, tenteront de terminer l’œuvre. Aucun de ces essais n’est pleinement convaincant, tant il est difficile de retrouver le niveau d’inspiration que le maître toscan atteint dans son opus ultime.
José Cura, que l’on connaît comme ténor, mais qui est aussi metteur en scène (voir son portrait par Laurent Bury), opte pour une solution radicale : il arrête la représentation là où Puccini a définitivement déposé sa plume, c’est-à-dire à la mort de Liu, et à la brève déploration de Timur. Sans révéler le secret de la mise en scène au futur spectateur, on se contentera de dire qu’il utilise les dernières mesures pour faire une allusion au sort du compositeur lui-même. Une telle option satisfait-elle ? Pas vraiment. D’abord, en concluant la soirée sur le sacrifice de la petite esclave, la mise en scène déplace le focus de l’opéra vers un personnage qui est en définitive secondaire, et Turandot devient finalement l’histoire de la petite Liu. Ensuite, ce jansénisme musicologique nous prive du duo final écrit par Alfano, généralement adopté, qui, s’il n’est pas écrit dans de la dentelle musicale, permet malgré tout de trouver un exutoire à la tension accumulée pendant la pièce. Les accents cosmiques de ces dernières mesures provoquent une catharsis.
En dehors de ce choix discutable, la mise en scène du ténor argentin fonctionne plutôt bien. D’une facture assez classique, elle se veut fidèle aux indications du livret. Au-delà d’une illustration servile, José Cura parvient à retrouver le « ton Turandot », si unique dans le parcours de Puccini et partant si difficile à définir : celui d’une œuvre épique, chorale, où la Chine se déploie dans toute sa magie, sa sensualité mais aussi sa cruauté. En même temps, le kitsch, écueil si fréquent lorsqu’il est question d’Asie, est évité par un travail très poussé sur les éclairages et les costumes. La façon ingénieuse dont le chœur d’enfants est intégré à l’action mérite d’être épinglée.
© Lorraine Wauters – Opéra royal de Wallonie
Nous écrivions plus haut notre regret d’être privé du duo final. C’est d’autant plus frustrant que l’opéra de Liège réunit deux monstres vocaux qui auraient eu la capacité de faire trembler les murs du théâtre. La princesse Turandot de Tiziana Caruso a l’ampleur torentielle voulue par Puccini. C’est une Isolde, une Brünnhilde, une Elektra, mais sans le vibrato qui ronge beaucoup de ces cuirassés vocaux. Elle sait aussi alléger son émission dans les moments de tendresse, donnant à entendre des demi-teintes qui s’insinuent dans la mémoire par contraste avec les éclats passionnés qui suivent ou qui précèdent. On ne peut qu’imaginer de quelle façon cette mer de glace aurait fondu dans les bras de Calaf. José Cura n’a quant à lui (presque) rien perdu de sa glorieuse période au disque, à la fin des années 90, où il enchaînait les Samson et les Pagliacci sans faiblir. La voix est toujours aussi ample, arrimée sur des bases physiques et techniques à toutes épreuves. Il faut le voir en scène, les jambes un peu écartées, le cou rentré entre les épaules, commencer à rugir tel un fauve. Le timbre a cette coloration barytonale, dans la lignée d’un Ramon Vinay, avec en même temps cette capacité à aller chercher les aigus sans décolorer la voix. Légère déception au début du III, dans le célèbre « Nessun dorma », où Cura sembe choisir de ne pas tout donner. Décision interprétative, fatigue passagère ou souci de se préserver pour la suite ? Difficile de trancher, mais le public, galvanisé par les prestations des actes I et II, est déçu.
En total contraste avec la silhouette athlétique de Calaf, la Liu de Heather Engebretson est tellement gracile et menue qu’elle paraît sortie du chœur d’enfants. La voix est à l’avenant : pure, fragile, diaphane. Au début, le format sonne un peu « petit », mais la jeune américaine va chercher en elle des ressources qui lui permettent de passer l’orchestre et de toucher les spectateurs au cœur dans une mort qui clôture la représentation et lui permet de triompher à l’applaudimètre. Le Timur de Luca Dall’Amico est un modèle de chant classique, une basse noble et puissante qui confère à son personnage émotion et gravité. Les parties de Ping, Pang et Pong, qui mêlent sans cesse comique, lyrisme et vivacité rythmique sont tenues avec tonus par Patrick Delcour, Xavier Rouillon et Papuna Tchuradze, qui sont tous trois d’excellents acteurs.
Le chœur est investi et homogène, mais en ce soir de première, les décalages restent nombreux. L’orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie est visiblement heureux de jouer les somptueuses parties que lui destine un Puccini au sommet de son art symphonique. Un peu trop enthousiaste, même, le chef Paolo Arrivabeni ayant parfois du mal à contenir les vagues qui montent de la fosse, et qui ont tendance à couvrir les chanteurs. Se plaindra-t-on que la mariée est trop belle ?
En conclusion, ceTurandot est un spectacle captivant, qui ouvre en grande pompe la saison d’opéra à Liége. La barre est placée très haut pour la suite. Rendez-vous en octobre pour Nabucco.