Que n’a-t-on pas dit de la fin du dernier acte de Turandot, complétée à la mort du compositeur à partir d’esquisses très sommaires par Franco Alfano qui fit de son mieux… D’abord qu’il y avait « trop d’Alfano et trop peu de Puccini » dans une première version, rarement reprise, livrée par le jeune élève du maître toscan à l’impitoyable Toscanini qui lui fit revoir sa copie. Ensuite que la grandiloquence du finale devenu célébrissime trahissait la finesse d’une partition résolument moderne, oubliant au passage que la reprise par le chœur de la mélodie de « Nessun dorma » n’a pas peu contribué à la popularité de l’œuvre. Sans parler des doutes sur sa valeur dramatique : un peu de colère de Calaf contre la « princesse de mort », qu’il s’empresse de conquérir avec effusion sans plus d’égards pour la pauvre Liù, sacrifiée pour lui et déjà oubliée. Il y a quelques années, Luciano Berio s’est essayé à proposer un finale alternatif qui n’a pas encore démontré qu’il pouvait s’imposer. Alors, insoluble ? Pour cette production, créée en 2009 au théâtre Petruzzelli de Bari, le choix a été de revenir à la toute première exécution, à Milan, de l’opéra inachevé et donc de faire tomber le rideau à la mort de Liù. Certes, cette idée ne permet pas de remettre de la cohérence dans ce qui nous est proposé ici : Turandot, dans un sourire langoureux, accepte subitement l’amour d’un Calaf extasié au-dessus de la dépouille de Liù. Cependant, l’œuvre gagne incontestablement à s’achever, un peu comme dans la version de Berio, dans un souffle plutôt que dans la pompe.
Le public romain, qu’une brochure avait averti du choix retenu, ne s’en est pas ému et a réservé un excellent accueil à cette production très efficace. La mise en scène de Roberto de Simone, reprise ici fidèlement par son jeune assistant, Mariano Bauduin, est inventive, esthétiquement irréprochable. Comme sortis du mausolée de l’empereur Qin et de sa fameuse armée de terre cuite auxquels font référence les costumes des chœurs et les images projetées, les personnages évoluent devant la porte close d’un haut palais à laquelle conduit un grand escalier. Le spectacle fait intelligemment une large part à des chorégraphies presque permanentes en toile de fond, sobres et réussies. Mais surtout, la mise en scène ramène l’œuvre d’où elle vient : la fable fantasmagorique imaginée par Gozzi, peuplée de spectres issus de rêves cauchemardesques, de bourreaux mi-homme mi-monstre et de figures inspirées du théâtre traditionnel chinois, aux costumes superbes.
Parmi les spectres, celui de la jeune princesse Lou-Ling, aïeule de Turandot, et dont celle-ci veut venger le viol en mettant au supplice ses prétendants, est presque omniprésent. L’enfant, vêtu de blanc, inspire Turandot jusqu’à lui donner la fleur d’amour qu’elle offrira à Calaf. Image saisissante, enfin, de cette jeune fille couchée parmi les tombes sacrées et dont le corps est remplacé, au même endroit, par celui de Liù, nouvelle martyre.
Un travail remarquable, à la fois somptueux et dépouillé, bien loin des outrances monumentales et clinquantes d’un Zeffirelli ou d’un Del Monaco, et passionnant.
Pinchas Steinberg ne fait pas dans la dentelle à la tête d’un excellent orchestre bien en place. Il couvre trop souvent les voix – jusqu’au chœur pourtant vaillant de l’Opéra de Rome – pour se complaire dans la masse orchestrale pourtant bien plus raffinée que ne le laissent supposer ses quelques tutti monumentaux. On regrette que les détails instrumentaux qui font une large place à toutes sortes de percussions ne soient pas mieux ciselés. Heureusement, le chef, très expérimenté, prouve qu’il est capable de finesse en livrant un nocturne funèbre d’une grande retenue après la mort de Liù, grandement secondé par un chœur en état de grâce.
La distribution de cette production est en partie alternée et lors de cette soirée, c’est la seconde que nous avons pu écouter. Parmi les artistes qui ne changent pas d’un soir à l’autre, Simone del Savio, Gregory Bonfatti et Saverio Fiore, campent respectivement Ping, Pang et Pong avec une réelle présence scénique et beaucoup d’ironie, en particulier au début de l’acte II. Les voix sont équilibrées et s’harmonisent bien, même si on peut leur reprocher un certain manque de projection. Le Timur de Roberto Tagliavini est remarquable. Sa voix de basse, un peu claire, est particulièrement à l’aise dans la partie haute de la tessiture, plus souvent sollicitée, et le personnage émeut sans forcer dans son air final « Liù, Liù, sorgi », le tout dans une diction parfaite. Chris Merritt, qui n’est pourtant pas un vieillard, a bien cette « voix fatiguée d’un vieux cacochyme » indiquée par le livret. Cela ne veut pas pour autant dire qu’elle manque de clarté, mais plutôt de puissance, ce qui convient bien à l’empereur Altoum. Les comprimari (Mandarin de Gianfranco Montresor et prince de Perse de Giordano Massaro) sont solides.
Trois Calaf se succèdent pour cette série de 8 représentations, dont Marcello Giordani. Ce 24 octobre, il s’agit de Kamen Chanev, ancien vainqueur du concours Jussi Björling. Ténor au timbre plutôt agréable parfois un peu nasal (les « é » sont presque caricaturaux), on tremble néanmoins qu’il ne parvienne pas à franchir les obstacles de son rôle tant il est facilement couvert par l’orchestre, il est vrai par trop sonore. Peu à l’aise sur scène, il ne convainc guère lors du premier acte, mais reprend confiance après l’entracte et livre enfin un « Nessun dorma » pour lequel il s’est sans doute réservé, de grande tenue et sans outrance, ce qui lui vaut l’absolution du public.
En alternance avec Evelyn Herlitzius, dont on sait l’Elektra d’exception qu’elle a livré récemment à Aix, la pâle Elena Popovskaya a les mêmes caractéristiques qui avaient été relevées dans sa Madama Butterfly de 2011 dans ce théâtre. Si la soprano ne manque pas de puissance ni même de nuances, elle souffre de la même gaucherie qui nuisait déjà à sa Cio-Cio San et qui affaiblit son personnage. Relevons toutefois, à tout le moins une meilleure maîtrise dans l’émission.
Mais la grande triomphatrice de la soirée, éclipsant tous ses compagnons de scène, reste Maija Kovalevska, qui alterne avec Carmela Remigio le rôle de Liù. Si la prononciation de la Lettone n’est pas toujours idéale, que dire de son chant, d’une beauté sidérante, à l’aise dans presque tous les registres, excepté un suraigu un peu tendu, et dont le personnage fragile et déterminé brûle littéralement les planches. L’ovation reçue aux saluts rend justice à une interprétation bouleversante.
Et si finalement, magnifiée par cette incarnation et par un finale qui se concentre sur la mort de Liù, l’œuvre tout entière reposait en fait sur la pureté de l’amour ressenti par la jeune esclave et donc sur elle-même. Liù de Puccini ? Ce soir, assurément.