Parmi la demi-douzaine de salles où l’on peut voir un opéra à Prague (quelle richesse !), la reprise de cette production déjà ancienne de Turandot se fait au Hubední divadlo Karlín, habituellement dévolu aux opérettes et aux musicals. Du coup, la jauge est réduite, tout comme la scène, un peu étroite et qui peine à contenir des décors que l’on attend forcément imposants.
L’espace est toutefois bien occupé, les décors sont massifs comme il se doit pour cette œuvre mais de bon goût, les costumes brillants et seyants. On regrettera une direction d’acteurs assez convenue, mais allez mettre en scène Turandot aujourd’hui sans verser dans le grandiloquent… On ne blâmera donc pas Václav Vezník pour cette vision qui évite le superflu et sait introduire une once de personnalité, nous y reviendrons. L’acoustique de la salle en revanche pose question pour ce genre de voix, avec des irrégularités qui surprennent au premier abord.
La direction de Richard Hein nous a quelque peu déçu. L’orchestre joue juste, rythme bien, mais quelle sécheresse, quel manque d’entrain. À la différence du plateau, l’orchestre, tout au long de la soirée, n’aura pas réussi à trouver la juste alchimie.
© Théâtre National de Prague
La distribution vocale est certes un peu inégale mais nous gratifie d’une prestation qui, sans être tout à fait convaincante, a fait honneur à cette œuvre .
Le Mandarin de Milos Horak et le Prince perse de Lubomír Havlák tiennent bien leur – modestes – rôles. Il en va de même du Timur d’Oleg Korotkov. Ce dernier possède une bien belle basse qu’on demande à entendre dans des rôles plus copieux. Joli timbre, avec ce qu’il faut de profondeur.
Sommes-nous avec Ping, Pang et Pong dans des rôles secondaires ? Pour ce qui est du livret, de l’avancée de l’action, assurément. Musicalement en revanche, Puccini les gratifie d’une partition passionnante. Sa difficulté tient en ce que ces trois là chantent toujours ensemble, et que la synchronisation doit être parfaite et constante. Et de ce point de vue, c’est une éclatante réussite. Particulièrement l’ensemble qui ouvre le II où Jirí Brückler, Richard Samek et Václav Sibera, tous trois de la troupe et scéniquement totalement interchangeables, nous régalent de fraîcheur et de spontanéité.
La Liu de Yukiko Kinjo est attachante. Ce rôle est bien tenu en ce qu’il est crédible. Kinjo parvient à faire vivre l’évolution de ses sentiments du I au III, jusqu’à l’impasse finale dont elle ne pourra se sortir. Le problème c’est que Kinjo n’a pas la voix de Liu. Parce que son timbre est trop dru, l’épaisseur trop fournie, ce n’est pas une Liu qu’elle campe mais une préfiguration de Cio-Cio-San. N’oublions pas que Liu est une esclave, que sa fragilité doit se lire dans sa voix. Cela ne doit pas enlever aux qualités vocales de cette jeune Japonaise, qui est tout à fait capable de sortir de la troupe et de conduire une belle carrière.
Il y aurait tant à dire sur le Calaf du Turc Efe Kislali. Habitué de rôles verdiens lourds (il chante régulièrement Radames ou Otello), Kislali nous a fait peur en début de soirée. Nonobstant un jeu inexistant et qu’on ne devrait plus accepter aujourd’hui (il est capable de rester campé dix minutes face au public sans se mouvoir…) il nous gratifie d’un premier acte poussif dans l’ensemble malgré quelques belles envolées et on sait que le rôle n’en manque pas. En revanche, il est comme ressuscité au 2e acte, la présence de Turandot n’y est sans doute pas étrangère et leur scène de fin d’acte est magnifique. Son 3e acte est également une belle réussite…sauf qu’il passe totalement à côté du « Nessun dorma ». Voix blanche, souffle court, envie d’en finir avec un air certes difficile, mais pas insurmontable, ce loupé restera une énigme. Curieusement, on a envie de laisser à ce garçon une nouvelle chance , il vaut sans doute mieux que cette prestation à moitié réussie.
Le premier acte nous avait donc laissé un goût d’inachevé. Il aura fallu attendre l’arrivée de Turandot sur scène (après une heure et quart de musique tout de même) pour que l’ensemble prenne une belle forme. De toute évidence, Iveta Jiriková possède très bien la partition. Elle mène une carrière raisonnable en tournant en Tchéquie (Brno, Prague, Ljubljana) sur quatre ou cinq rôles (Turandot , Senta, Tosca, Rusalka ou Lady Macbeth) qu’elle maîtrise bien. Sa Turandot est techniquement sans défaut. Elle chante toutes les notes, surpasse chœurs et orchestre lorsqu’il le faut , laisse la place à Calaf si nécessaire, et possède, qui plus est, un joli timbre. Alors justement, l’épithète « joli » n’est pas celui que l’on attend de Turandot . Elle nous livre de fait une belle vision du personnage, à la dureté certes intraitable, mais que l’on sent capable de se laisser fléchir. À la fin des épreuves auxquelles elle soumet Calaf, elle descend de son trône, s’approche du Prince et le découvre presque amoureusement. Et puis il y eut ce soir-là un petit incident au troisième acte où la princesse perdit fortuitement sa couronne qui glissa de sa tête. On la découvrit bien involontairement tête nue, plus proche encore d’une humanité qu’elle semble infiniment se refuser.