Prague a, pour ainsi dire, fait de la musique classique et de l’opéra une industrie. Entre les églises de la Vieille Ville où vous pourrez entendre Les Quatre Saisons (si tant est qu’elles vous aient manqué), la ville dispose aussi du Rudolfinum pour les concerts symphoniques (une des meilleures acoustiques au monde) et de trois opéras avec leur troupe respective qui proposent un nombre impressionnant de levers de rideau toute l’année. Le niveau varie d’une troupe à l’autre et chaque Opéra se « spécialise » : aux Etats c’est Mozart (il y a créé Don Giovanni et La clemenza di Tito), à l’Opéra d’Etat on retrouve plutôt le répertoire germanique cependant que le Théâtre National (Narodni Divaldo), splendide bâtiment à l’esthétique proche de son contemporain Garnier, affiche régulièrement des raretés (pour nous) du répertoire tchèque : Jakobin, Libuse, Dalibor… Mais on y trouve aussi des soirées de répertoire autour des immanquables. Ce soir, c’est Turandot que l’on donne sous le toit bleu nuit doré.
Il s’agit d’une excellente soirée de répertoire où le Narodni Divaldo fait montre de la solidité de toutes ses équipes artistiques : un orchestre irréprochable pourvu de beaux solistes, notamment le premier violon déchirant dans la mort de Liu ; des chœurs homogènes et en place qui portent avec brio les nombreuses scènes où ils sont sollicités et un directeur musical (Jaroslav Kyzlink) tout à son affaire qui choisit un tempo rapide et le tient de bout en bout. Qui dit répertoire, dit productions interchangeables. Cette Turandot de Zuzana Gilhuus est traitée avec un minimalisme qui sied bien à l’œuvre. Les costumes et couleurs se limitent au noir et blanc. Le chœur occupe un carré traversé par un pont arqué, le chemin vers Turandot, le chemin du péril que devra emprunter Calaf. Les personnages prennent plus des poses de statues qu’ils n’interagissent entre eux. Ce rôle est dévolu à des danseuses et danseurs qui viennent irriguer les scènes et embellissent un espace sinon devenu un peu terne.
© Patrik Borecký
A l’exception du solide Calaf d’Angelo Villari, l’ensemble des solistes provient de la troupe. Le ténor italien se taille la part du lion. Sa voix aux couleurs de baryton s’avère bien à l’aise à l’aigu (bel ut de poitrine au deuxième acte « ti voglio ardente d’amor »). Le souffle est parfois pris en défaut, la prononciation étonnement relâchée (le « t » de Turandot passe systématiquement à la trappe) mais il tente et réussit des nuances et demi-teintes qui viennent casser l’aspect monolithique de son personnage. Eliska Weissova, auparavant mezzo, s’est reconvertie en soprano dramatique. On comprend pourquoi : le volume décoiffe, l’aigu solide et dardé lui permet d’incarner une princesse terrifiante. Là encore, le souffle pêche par moment et l’interprétation n’ira pas jusqu’à s’abîmer dans les affres du romantisme au troisième acte. Qu’importe, c’est rudement efficace ! Alžběta Poláčková dispose du timbre fruité et de l’art des piani pour chanter Liu. Las, le legato et le souffle manquent à son vocabulaire. Un frein technique qui lui obère toute possibilité d’émouvoir malgré un chant très probe. A l’inverse Jiří Sulženko capitalise sur une certaine nasalité pour donner à entendre les souffrances de Timur. Václav Lemberk s’ajoute à la longue liste des Altoum à la voix claire et un rien fluette qui, qu’on le veuille ou non, font de l’Empereur l’homme de paille de la Princesse de Glace. Enfin les trois masques sont proprement excellents. Leur trio ne souffre d’aucun déséquilibre. Jiří Brückler (Ping), Richard Samek (Pang) et Martin Šrejma (Pong) affichent les mêmes qualités : des voix sonores et bien projetées, nuances et couleurs pour croquer les caractères outranciers de la Comedia dell’Arte. Leur aisance scénique achève le rapt qu’ils réalisent sur le spectacle dès le début du deuxième acte.