On le redoutait et cela s’est produit : l’atmosphère ambigüe du final de Turandot à Toulon dans la version de Luciano Berio a été gâchée par les applaudissements prématurés qui ont couvert la mort de la musique. C’est d’autant plus dommage que s’en est trouvée comme amputée une exécution très probe où la précision rythmique et les jeux des couleurs instrumentales ont été scrupuleusement respectés par Jurjen Hempel et les musiciens de l’orchestre de Toulon, en dépit de la migration dans les loges proches de la scène à laquelle l’exigüité de la fosse avait contraint certains.
Calaf (Amadi Lagha) © Frédéric Stephan
Cette qualité musicale s’est heureusement mariée à une exécution vocale pleine d’agréables surprises, à commencer par le mandarin de Sébastien Lemoine, dont la projection vigoureuse est bien celle d’un héraut. Le trio vocal des ministres de l’empereur est dominé par le Ping de Frédéric Goncalves mais Antoine Chenuet et Vincent Ordonneau ne déméritent pas, malgré une baisse de tonus après l’entracte. Olivier Dumait joue minutieusement le jeu du souverain quasi-fantomatique, tandis que Luiz-Ottavio Farina émeut en proscrit dont l’infirmité aggrave la vulnérabilité. Troublante la Liù d’Adriana Gonzalez, car le timbre de la chanteuse donne au personnage une féminité pleine qui ébranle l’image répandue de la servante vestale. Etonnants enfin les interprètes des rôles principaux, que nous découvrons avec une surprise ravie. A compter à partir de la biographie contenue dans le programme Amadi Lagha en est à son huitième Calaf, autrement dit il ne débute pas dans le rôle ! Ce ténor franco-tunisien surprend d’abord par sa jeunesse apparente et par une fougue qui font exister aussitôt le personnage impétueux ; la voix est claire, sonore, et dans l’écrin du théâtre toulonnais semble se projeter avec arrogance. Cet élan est d’un impact très séduisant, mais peut-être faudrait-il le contrôler davantage pour assurer des raffinements vocaux qui semblent parfois à la marge. Mais les moyens sont évidents, le souffle est long, les aigus brillants, et tout cela compose un Calaf de premier plan. Nous ne connaissions pas davantage Gabriela Georgieva, soprano bulgare qui chante Turandot depuis une dizaine d’années. Si elle n’a pas le physique juvénile et élancé de son partenaire, elle surprend elle aussi par une adéquation vocale au rôle qu’on peut qualifier de globale, tant elle en surmonte victorieusement les aspérités. Pas d’écarts de justesse, pas de stridences insupportables, çà et là quelques libertés dans la diction pour être plus à l’aise, mais au total un métier et une réussite incontestables.
A ces bonheurs vocaux on peut associer le chœur maison et la maîtrise du Conservatoire, remarquablement préparés et d’une belle homogénéité. Ils se plient avec assez d’aisance aux mouvements scéniques, que le dispositif servant de décor limite, une véritable chorégraphie signée Marta Iagatta étant exécutée par des interprètes non mentionnés dans le programme mais dont les interventions sont très efficacement réglées. L’une d’elle, peut-être dévolue à des personnages qui seraient des eunuques, semble inspirée des danses des derviches tourneurs. Si toute production est le résultat d’une recherche commune, on ressent ici avec intensité le partenariat du metteur en scène Federico Grazzini, du décorateur Andrea Belli et de la costumière Valeria Donata Betella. Si le dispositif semi-circulaire qui occupe la scène jusqu’à mi-hauteur semble suivre à la lettre les didascalies, il ne s’y assujettit pas. Surmonté d’une balustrade censée border la terrasse attenante aux appartements de l’Empereur et propice aux entassements de la cour ou de la foule curieuse, il représente le palais à l’exclusion de toute couleur locale par une construction géométrique comme celles montrées par le cinéma expressionniste allemand, impression que confirme l’apparition de la foule indifférenciée, dont tous les membres ont l’allure et l’aspect des morts-vivants de Nosferatu le vampire, film de 1922. Les longs ongles de l’empereur et les projections en ombres chinoises valideront ces références. Volonté de l’équipe de production de l’ancrer à l’époque de la composition de l’opéra ? L’aspect des trois ministres serait, selon le metteur en scène, à relier au monde du cirque et leur vêtement a certes quelque chose de clownesque ; mais leur coiffure ne doit-elle rien au dessin animé qui, en 1928, consacrera le personnage de Mickey ? Ces options ont une cohérence indiscutable, et une si forte séduction, grâce aux remarquables lumières dues à Patrick Méeüs, qu’on en oublie de s’interroger sur leur stricte pertinence. Au-dessus de la balustrade, l’espace céleste, où un cercle à la fois rempli et occulté par une lune qui rappelle celles de Méliès, deviendra l’ouverture à la lumière du soleil et mettra fin – provisoirement ? – au règne de la terreur. Le spectacle, à n’en pas douter, est le fruit d’une réflexion profonde sur l’œuvre. Aura-t-elle été perçue entièrement ? On aimerait le croire. Reste l’enthousiasme bruyant et prolongé qui a salué des interprètes heureux. Mais Berio ?