Après un premier disque absolument bluffant (ALPHA 130), on l’attendait au tournant. Cette maîtrise, cette intelligence, si jeunes, n’était-ce pas trop beau pour être vrai ? En réalité, l’ensemble Pygmalion, fondé en 2005 lors de l’European Bach Festival, pratiquait déjà les messes en la majeur (BWV 234) et en sol mineur (BWV 235) depuis plus de deux ans avant de prendre le chemin des studios. Certes, Bach reste un choix audacieux pour des débuts, mais que tempèrent la modestie et la lucidité des musiciens. Il faut mériter son paradis, confie Raphaël Pichon, il y a beaucoup de travail à faire avant d’aborder la messe en si ou les Passions1. Il a donc entrepris de revisiter ce qui demeure peut-être le seul pan de l’œuvre du Cantor encore relativement mal aimé et négligé, ses messes brèves.
Ni totalement catholiques, puisqu’elles ne retiennent de l’ordinaire que le Kyrie et le Gloria, ni vraiment luthériennes, avec leur texte latin, elles semblent avoir payé cher cette équivoque en s’aliénant durablement doctes et fidèles. On connaît également l’anathème lancé par Albert Schweitzer, dénigrant des pièces « superficielles et dénuées de sens » en les sacrifiant sur l’autel de l’originalité et d’une conception anachronique de la notion de chef-d’œuvre. Le savant jugeait anti-musical le procédé de la parodie fort répandu à l’époque de Bach et qui consistait pour un compositeur à recycler sa propre musique ou celle des autres. En l’occurrence, il reprend pour l’essentiel le matériau de cantates écrites entre 1723 et 1726. Nous ne savons à peu près rien de la genèse des messes brèves, sans doute composées entre 1735 et 1744. Certains doutent même de l’authenticité des BWV 233 et 235, nous n’en possédons aucun autographe et Bach pourrait en avoir seulement supervisé la réalisation, confiée à un disciple. La source la plus ancienne se trouve être justement une compilation des quatre messes par son élève et gendre, Johann Christoph Altnickol. Mais si ce dernier s’est essayé à la composition, les rares opus qui nous sont parvenus montrent à suffisance qu’il n’était pas l’homme de la situation. Comme l’a souligné Alberto Basso, le travail de réécriture nécessaire à la cohérence des messes ne pouvait se limiter à quelques ajustements d’ordre tonal ou instrumental. Sur le plan strictement musical, rien ne justifie que ces oeuvres demeurent dans l’ombre de ce que les puristes nomment pompeusement l’opus sommum, la messe en si. N’en déplaise à Schweitzer, cette dernière illustre aussi le procédé parodique et s’apparente, dans sa première mouture, aux messes brèves. Pygmalion donnera d’ailleurs cette version peu jouée en 2010. Mais pour l’heure, la nouvelle phalange baroque tord le cou aux Cassandre, réjouissons-nous !
Quelques mesures suffisent pour apprécier la remarquable tenue du chœur, la pureté de l’intonation et l’homogénéité des pupitres, le travail très sensuel sur la sonorité orchestrale, l’élan et la musicalité rayonnante des interprètes qui anime le moindre phrasé. C’est déjà beaucoup et pourtant ce n’est encore rien car ces qualités, déjà admirables en elles-mêmes, servent une expression intense, franche et directe comme rarement chez Bach. Puisse le disque, enregistré dans la foulée du concert, restituer ces brûlants chromatismes qui dès l’entrée des altos dans le Kyrie de la messe en sol majeur BWV 236 semblent traduire un acte de foi. La formule peut paraître outrée, elle traduit pourtant mieux que tout autre l’ardente communion qui se lit même sur les visages des musiciens de Pygmalion et rappelle celle des chantres dans les bas-reliefs et tableaux du Seicento. Religieuse, musicale, peu importe, cette ferveur nous étreint, au-delà des idées et des croyances, dans le recueillement comme dans l’ivresse jubilatoire du Gloria de la messe en fa majeur BWV 233. En revanche et à l’exception notable du ténor, Emiliano Gonzalez-Toro, qui noue un splendide dialogue avec le hautbois enchanteur d’Emmanuel Laporte (BWV 236), les solistes déçoivent. Egalement présente sur le premier album de Pygmalion, Eugénie Warnier s’est surtout illustrée dans le répertoire français et a participé à la résurrection de l’excellent ensemble d’Emmanuel Mandrin, les Demoiselles de Saint-Cyr. Son soprano lumineux ne manque pas de séduction, mais elle demeure assez raide et comme sur son quant-à-soi. Alto au sein du célèbre Tölz Knabenchor, avec lequel il enregistra les cantates BWV 168 et 174 sous la direction d’Harnoncourt, Christian Immler se retrouve piégé par une tessiture trop grave qui prive son chant de tout relief. Issu, lui aussi, d’une maîtrise prestigieuse, les Wiener Sängerknaben, Terry Wey a réussi à tirer son épingle du jeu parmi la dizaine de contre-ténors à l’affiche du Sant’Alessio monté par Dumestre et Christie. Les allégories de Landi (Roma, la Religione) mettaient particulièrement en valeur son timbre moelleux et suave, en revanche, Bach excède aujourd’hui ses ressources.
Le motet funèbre « O Jesu Christ, meins Lebens Licht » BWV 118, proposé dans sa seconde version avec cordes, permet d’oublier ces réserves. Sur une pulsation subtile et lancinante, Raphaël Pichon déploie un art consommé de la gradation et de l’estompe, saisissant comme personne la mélancolie ambiguë de cette page bouleversante.
1 Propos recueillis par François Brixy et reproduits dans le programme.