Oui, fermons les yeux et laissons-nous mener par la seule audition. Car du spectacle, ou de l’absence de spectacle, tout a été dit par Maurice Salles lors de la représentation à Toulouse d’une production présentée également à Nuremberg : absence totale de mise en scène, éclairages médiocres que les chanteurs sont souvent obligés d’aller chercher, laideur des décors et des costumes, ces derniers consistant en vague « prêt à porter », mais certainement pas en « sur mesure », encore moins en « haute couture », ce qui est bien décevant de la part de Christian Lacroix. Et que dire des poses lascives que la malheureuse Amelia prend devant Riccardo en singeant le Kamasutra ? Que dire enfin du page ridicule finalement habillé (travesti ?) en femme et lutiné par Renato, tandis qu’une petite voiture rouge téléguidée lui passe entre les jambes, comprenne qui veut… Bref, on peut mettre au défi quiconque de résumer l’intrigue à travers le spectacle présenté. Le public de cette première au Liceu, pourtant habituellement plutôt placide, a de ce fait copieusement et unanimement hué au salut final le metteur en scène et les décorateurs.
Piotr Beczala © Photo Antoni Bofill
En revanche, la distribution – malgré un certain nombre de changements pour les rôles principaux, dont la soprano Ekaterina Metlova et le baryton Dmitri Hvorostovsky initialement prévus, était globalement de haut niveau, dominée par trois personnalités de haut vol. Tout d’abord, Piotr Beczala, qui fait de Riccardo un personnage à la fois brutal et torturé, là où d’autres le conçoivent plus lumineux – voire illuminé – et en demi teinte. La voix est puissante, on le sait, mais également enrichie de quantités de nuances subtiles. Sa technique vocale, avec une projection irréprochable, est parfaite pour ce type de rôle, et on ne peut s’empêcher de penser à Alfredo Kraus tant la science musicale est excellemment traduite par l’émission vocale. Alors que ce grand ténor a pu montrer quelques faiblesses lors de certaines de ses dernières prises de rôles, il trouve ici en Riccardo un personnage qui lui va, à tous points de vue, comme un gant.
Le second triomphateur de la soirée est Carlos Álvarez (Renato), qui chante à Barcelone devant « son public ». Sa prestation, proche d’une grande perfection musicale, fait penser à celles de certains des plus grands barytons verdiens de la seconde moitié du XXe siècle. Brillante et incisive, son émission vocale pleine d’autorité personnifie un personnage quelque peu tout d’un bloc et sans grandes interrogations, mais sans doute cela vient-il avant tout de l’absence de direction d’acteur. Égal sur toute la durée de la représentation, et en pleine possession de ses moyens dès son premier air, il s’adapte également parfaitement à ses différents partenaires, réglant sa puissance vocale aux moyens des uns et des autres. Enfin, c’est également un grand plaisir que de retrouver Dolora Zajick. Malgré les années qui passent, et bien qu’affublée d’un inénarrable costume informe surmonté d’une perruque choucroute, elle personnifie Ulrica avec la puissance qu’on lui connaît, et des notes graves toujours impressionnantes.
Pour le reste, l’Amelia de Keri Alkema n’a guère progressé depuis les représentations de Toulouse, car on peut écrire à son propos les mêmes commentaires, avec une faiblesse au début, entachée d’une totale absence de légato, mais rattrapée par une assez jolie interprétation de l’air « Morro, ma prima in grazia ». L’Oscar d’Elena Sancho Pereg est de ceux dont on essaie d’oublier vite le souvenir, même si elle ne démérite pas musicalement, du fait d’une voix aigre et d’un jeu scénique outré. Les autres protagonistes s’intègrent bien dans cet ensemble.
La direction de Renato Palumbo est bien en situation, très attentive aux chanteurs et imprimant à la représentation des inflexions sonores et rythmiques peu routinières, en même temps qu’il met bien en valeur quelques instruments solistes.
Seconde distribution en alternance avec notamment Fabio Sartori (Riccardo), Giovanni Meoni (Renato), Maria José Siri (Amelia), Patricia Bardon (Ulrica) et Katerina Tretyakova (Oscar).