Pour la première fois dans l’histoire du festival de Salzbourg, les trois Mozart/da Ponte sont présentés comme les trois volets d’un triptyque. La « Maison pour Mozart » leur est exclusivement consacrée, concerts mis à part, et les décors très volumineux (pour preuve la forêt de Cosi fan tutte, différente de celle de Don Giovanni) sont stockés sur scène, ce qui représente un véritable tour de force, les dégagements étant très restreints. Ces éléments de décor, sortes de leitmotivs visuels qui se correspondent, sont imbriqués les uns dans les autres, au sol ou dans les cintres, et doivent suivre un chemin complexe pour retrouver leur place sur scène durant les changements qui se déroulent à vue en un temps record.
La décision de la direction de réunir les trois spectacles en une trilogie étant intervenue a posteriori, Claus Guth et Christian Schmidt ont élaboré, à partir d’une réflexion commune sur ce qui rapprochait les trois productions existantes, un concept d’ensemble qui a nécessité d’importantes transformations et une révision complète de la mise en scène de Cosi fan tutte. Les trois opéras étant représentés à raison d’un tous les deux jours, ils devaient obligatoirement être dirigés par un chef d’orchestre différent. C’est peut-être là que le bât blesse : nous verrons si la cohésion est maintenue en dépit de la diversité des interprétations musicales.
La conception qui cimente les trois ouvrages repose essentiellement sur le décryptage et la mise en valeur scénique des différentes formes de l’amour et du désir humain (désir exacerbé, jouissance, amitié, amour, passion, dégoût, haine, remords, désespoir) ainsi que de la perpétuelle ambivalence des personnages, déchirés par des passions qui les entraîne à agir en contradiction avec leur conscience morale, bref, de l’éternel combat entre Eros et Thanatos qu’exprime la musique et que suggère le texte. Dispositif scénique, mise en scène et jeu d’acteurs soulignent ce combat intérieur permanent.
Dès l’ouverture, le charme opère. Les cordes soyeuses et délicates de l’Orchestra of the Age of Enlightenment déroulent leurs sublimes piano qui, par contraste, rendent encore plus fougueux les tutti. Et ainsi jusqu’à la fin, la baguette ailée de Robin Ticciati nous transportera dans les plus hautes sphères, décryptant pour nous l’infinie subtilité de la partition, distinguant les différents plans d’écriture et révélant ses richesses cachées.
Dès l’ouverture aussi, nous découvrons le décor blanc recouvert d’une peinture légèrement luminescente de Christian Schmitt qui représente le hall d’entrée du château avec son grand escalier. Véritable laboratoire des passions, ce dispositif met en valeur un jeu d’acteurs particulièrement soigné. Dans ce spectacle en noir et blanc, des costumes très seyants, aux tonalités noires, grises et blanches, caractérisent les personnages tout en soulignant les différentes couches sociales. Cette quatrième version des Noces de Figaro est parvenue à un tel degré de perfection qu’elle paraît couler de source. Les multiples efforts déployés par Figaro pour déjouer en une folle journée les plans du Comte, ou ceux de Marcelline et Bartholo, ne forment plus qu’une toile de fond sur laquelle se détache l’essentiel : le combat intérieur des personnages contre les multiples tentations de l’amour défendu. Pour mieux mettre en valeur ce combat, Claus Guth a imaginé l’Amour, Cherubim-Eros4,sorte de double fantastique de Chérubin dont il porte le costume et qui intervient chaque fois que les personnages se trouvent en situation d’agir en totale contradiction avec leur sens moral et, par conséquent, contre leur volonté. L’amour conjugal finit par l’emporter grâce au sublime « Contessa, perdono ! » du Comte qui chassera Cherubim. Impuissant, il quittera la partie après avoir donné à Cherubino le baiser de la mort..
Cette lecture, originale mais enthousiasmante, du chef d’œuvre de Mozart est servie par des chanteurs dont la prestation scénique et vocale atteint des niveaux exceptionnels. Tous possèdent de belles voix saines, une excellente technique et font preuve d’une grande musicalité. En tête, Simon Keenlyside qui incarne à merveille, grâce sa large palette de nuances, sa souplesse vocale, ses couleurs, son timbre, velouté ou percutant, suivant les situations, un Comte stressé, très attaché aux conventions sociales, en proie à une passion incontrôlable pour Suzanne. Genia Kühmeier, dont il s’agit là d’une prise de rôle, apparaît d’embléeidéale en comtesse. C’est d’abord la nature de la voix, chaude, ronde, parfaitement pure qui émeut, voire bouleverse.Tout comme celle de Marlis Petersen, plus légère mais pourvue des mêmes qualités, dont la Suzanne fait oublier le personnage de soubrette qu’avait interprété Anna Netrebko à la création de 2006. Et l’on ne sait que retenir d’une caractérisation remarquable : sa ravissante silhouette mise en valeur par une robe fluide, évasée ; sa vivacité qui alterne avec des moments de langueur ; l’empathie qui la lie à la comtesse ; la sensualité qui la pousse irrésistiblement vers le Comte ou le courage avec lequel elle résiste aux tentations. Le Figaro d’Erwin Schrott (que nous retrouverons bientôt en Leporello), qui refuse de voir la vérité en face et se bat longtemps contre des moulins à vent, brûle les planches. Son savant parler-chanter, dans la tradition napolitaine, fait avancer l’action à un rythme exceptionnel dans les récitatifs. Katija Dragojevic en Chérubin fait oublier la chanteuse tant l’identification avec ce personnage d’adolescent en mal d’amour, irrésistible sans le savoir, est devenue naturelle. Marie McLaughlin (Marcellina), Patrick Henckens (Bartolo), Malin Christensson (Barbarina) et Adam Plachetka (Antonio) participent à l’immense réussite de ce spectacle accueilli par des ovations dont l’aboutissement, tant scénique que musical, permet d’augurer le meilleur des deux derniers volets de la trilogie.