En janvier prochain, promotion de son nouveau disque oblige, Elsa Dreisig donnera au Théâtre des Champs-Elysées un récital chant-piano de facture assez classique, encore que, non sans témérité, elle y propose les Quatre derniers lieder de Richard Strauss sous une forme éclatée, mêlés à des mélodies de Duparc et de Rachmaninov. Une interview à paraître lui permettra d’expliquer ces choix, pour un exercice dont elle n’est peut-être pas encore très familière.
Avant ce concert parisien du 28 janvier, la jeune soprano franco-danoise s’essaye à une forme qu’on pourrait croire proche, mais qui se révèle finalement assez différente. Sous le titre très shakespearien Un conte d’hiver, Elsa Dreisig se présente au public dans un cadre finalement bien plus théâtral que celui du strict récital où l’artiste s’offre en pâture au public sans aucune protection, ou presque. Dans la cadre de la programmation de l’Opéra de Rouen, c’est en ce lieu étrange qu’est la Chapelle Corneille reconvertie en auditorium, que s’est donnée la première représentation de ce « spectacle lyrique », pour le désigner par le nom que lui a attribué la compagnie Miroirs Etendus.
Au cours de cette soirée, on entend entre autres choses deux lieder de Strauss, seul lien possible avec le disque mentionné plus haut. Il s’agit donc bien d’un projet sans vrai rapport avec le disque Morgen à paraître, hormis le fait que le spectacle se termine précisément avec le célébrissime « Morgen ».
Cela aurait pourtant pu être un récital classique, conçu autour de quelques-unes des innombrable partitions inspirées par le théâtre de Shakespeare : on aurait entendu les trois Ophelia Lieder, toujours de Richard Strauss, les un peu plus rares Ophelia Lieder de Brahms, au nombre de cinq, ou les trop peu donnés Lieder nach Shakespeare et Songs of the Clown de Korngold, ce qui aurait déjà en soi constitué un beau programme. Mais ce n’est pas du tout ce à quoi le public est convié.
En partant de ce noyau shakespearien, complété par les œuvres de quelques autres compositeurs, un fil narratif a été imaginé avec la complicité d’Antonio Cuenca Ruiz, dramaturge au Théâtre de La Monnaie. Et l’histoire qui nous est contée ne se contente pas d’enchaîner les Ophélie et les Desdémone, mais propose un jeu complexe sur la mémoire en entrelaçant plusieurs voix.
Tout démarre par une séance d’enregistrement : en tenue de ville, avec son pianiste, la soprano devant un micro interprète quelques mélodies shakespeariennes, en commençant dans sa langue maternelle avec le « Chant d’Ariel » de Nielsen, avant de passer à Korngold puis à Haydn. On remarque au passage la diversité des styles et des idiomes dans lesquels la chanteuse est amenée à s’exprimer. Et bientôt, tout déraille, car la soprano a un trou, puis se souvient, mais pas seulement de son texte. Apparaît une présence énigmatique car muette, celle d’une jeune femme en imperméable transparent qui joue de l’alto. Et une voix off surgit, qui nous expose un triangle amoureux dont deux des protagonistes se prénomment justement Elsa, comme la soprano, et Romain, comme le pianiste Romain Louveau. On se demande d’abord qui est cette voix et quel est son point de vue sur ce qu’elle relate, et il faudra attendre un certain temps pour comprendre que c’est l’altiste qui parle en fait, mais plusieurs décennies après. Hélène Delavault prête sa voix à Hélène Maréchaux, que l’on entend en solo dans l’Elégie de Stravinsky, mais dont l’alto se mêle à plusieurs des mélodies, par le biais d’arrangements établis pour l’occasion.
Après des moments de tension entre les trois personnages, une harmonie finit par s’instaurer, par-delà dépits et jalousies, avec la promesse de jours meilleurs résumée par « Morgen ». Avant cette conclusion, le programme musical se sera avancé jusqu’à nos contemporains, avec Ophelia de John Cage, brillamment interprété par Romain Louveau, ou les envoûtants Hamlet Echoes pour soprano, alto et piano que l’Allemand Christian Jost (né en 1963) a tirés de son opéra Hamlet créé à Berlin en 2009 (en mars prochain, le Grand Théâtre de Genève présentera en création mondiale son nouvel opus lyrique, Voyage vers l’espoir). Totalement investie, Elsa Dreisig passe avec une aisance déconcertante d’un répertoire à un autre et prouve qu’il faudra compter avec elle. Après le TCE, la soprano repart pour Berlin, où elle donnera notamment sa première Fiordiligi, et le public français devra attendre juin pour la retrouver en Gilda à Bastille.
En attendant, Un conte d’hiver sera donné à Compiègne le 12 décembre.