I due Foscari ? « C’est un beau sujet, délicat et très pathétique », écrivait Verdi à Piave, chargé d’adapter le drame de Byron pour l’opéra. Il en était si convaincu qu’après que La Fenice eut écarté ce projet au profit d’Ernani, créé à Venise en mars 1844, il se remit au travail et le proposa à Rome, où la création eut lieu en novembre de la même année. L’accueil, bien que positif, ne fut pas aussi enthousiaste que pour Ernani, et la diffusion fut moindre. Depuis, l’œuvre a été progressivement reléguée au rang des « erreurs de jeunesse » du compositeur pendant les années de galère et encore aujourd’hui elle n’en est que très peu exhumée. C’en serait assez pour se réjouir de cette nouvelle production du Capitole. Par bonheur, elle a d’autres mérites que celui de la rareté !
L’un d’eux est l’unité profonde de la conception du spectacle, qui s’accorde à celle de l’œuvre. Sans doute Verdi a-t-il introduit deux occurrences joyeuses, les échos de la course des gondoliers, au deuxième acte, et la liesse populaire au début du troisième, mais ces épisodes sont des faire-valoir. Le premier rend plus âpre, par contraste, la souffrance du prisonnier et de son épouse, le deuxième témoigne d’une vie sociale perturbée par la terreur d’une justice arbitraire. Rien dans l’œuvre, pas même le singulier rythme de valse dans le quatuor de l’acte II, sorte de piège sonore où l’apostrophe se fait incantation, ne compromet le climat tragique. Cette unité de ton se retrouve dans le spectacle, où décors, lumières, costumes et mise en scène vont dans le même sens. Dès le prélude, sur fond de scène uniformément noir, on voit à cour un buste géant qui reproduit celui de Francesco Foscari d’après la statue qu’il fit élever au-dessus de la Porta della Carta au Palais des Doges, Sous le menton s’étend un escalier enserré dans l’évasement du col d’un manteau d’apparat. Il est la voie ascendante qui mène à la tête, donc au pouvoir. A l’avant-scène, revêtu du même manteau de brocart doré, le vieux doge immobile est l’image de l’accablement sous l’éclairage zénithal conçu par Guido Petzold. Puis il gravit lentement l’escalier, disparaît à notre vue et surgissent de l’ombre les représentants des Dix et de la Junte, qu’Annamaria Heinreich a habillé uniformément de robes noires ou d’un rouge éteint, en accord avec les modes de l’époque. Seules les tuniques fluides des suivantes de Lucrezia, avec leurs grandes manches flottant comme des ailes, apporteront un peu de couleur. Lucrezia, elle, porte du velours bleu nuit ou violet, selon l’éclairage. Si le décor conçu par Cristian Taraborelli est suggestif, il est aussi fonctionnel. On a compris la haute charge signifiante du buste ; son absence au troisième acte, où c’est la tête du Lion de Venise qui occupe l’espace à jardin, annonce la déchéance du vieux Foscari. En outre ce buste, susceptible de pivoter, révèle dans son dos au deuxième acte une antichambre proche du cabinet du Doge où des espions se cachent dans la pénombre, et dans le trou béant laissé par l’ablation de la bouche et du menton l’entrée de la geôle où croupit Jacopo Foscari. Le même acte a offert au metteur en scène Stefano Vizioli l’occasion de composer un grand tableau pour son final, le début du troisième lui fournit celle d’animer le rassemblement populaire en prélude à la régate, et d’illustrer l’annonce de la mort de Jacopo par un défilé funèbre où le cadavre arrive sur un brancard devant son père éploré, le tout restant sobre et digne, délicat et pathétique pour parler comme Verdi.
Un autre mérite, qui ne le cède en rien au premier, est la valeur du plateau, qui assume crânement les défis vocaux longuement travaillés par le compositeur. Comme à l’habitude les chœurs maison impressionnent par leur qualité même si parfois ils donnent l’impression de pousser excessivement le son.
Anaïs Constant, lauréate du dernier Concours de chant du Capitole, est sacrifiée dans le rôle effacé de Pisana. Barbarigo le notable accessible à la pitié est sobrement incarné par Francisco Coruja. Loredano, l’ennemi mortel du vieux Foscari, est attribué à Leonardo Neiva. Présenté comme baryton pour Rienzi sur la même scène, le voici devenu basse. Certes, il n’a pas d’air, mais une voix plus grave n’aurait-elle pas donné plus de poids au personnage ? C’est probablement pour cela que quelques huées noyées dans la masse lui ont été adressées aux saluts.
Reste le trio des Foscari. Lucrezia, fille et bru de doges, puise dans cette ascendance et cette position l’audace d’accomplir des démarches inimaginables pour une femme, comme son irruption au Conseil des Dix. L’interprète doit donc avoir une assurance indiscutable. Mais sa véhémence est difficile à gérer : est-elle l’expression naturelle d’un tempérament ou l’effusion exacerbée de sentiments passionnés ? Les deux ne s’excluent pas forcément du reste, mais le physique robuste de Tamara Wilson amène d’abord à la ressentir comme le déferlement d’une puissante force vitale et la virago n’est pas loin. Il faut que, passée une première scène où quelques stridences inquiètent, la voix s’échauffe pour que ce que l’on entend influence ce que l’on voit. Alors on ne peut que savourer la plénitude de l’extension, une maîtrise technique encore accrue depuis Il Trovatore et admirer le rendu des intentions expressives sous les ornements de la virtuosité.
Ces compliments, l’époux malheureux, l’imprudent Jacopo Foscari les mérite à parité en la personne d’Aquiles Machado. Le ténor vénézuélien se coule sans effort sensible dans ce rôle écrit pour une voix de stentor, mais il a le bon goût de chanter sans hurler et même dans les accents les plus marqués, qu’il s’agisse d’amour pour Venise, de protestations d’innocence ou des visions terribles de l’hallucination il contrôle justement émission et expressivité, celle-ci aussi bien théâtrale que vocale.
Francesco Foscari, enfin, trouve en Sebastian Catana un interprète déjà rompu au rôle. La fermeté de la ligne, l’extension vocale, les inflexions expressives sobrement pathétiques ou noblement outragées, rien n’entache ou n’adultère le personnage idéalisé, de surcroit incarné dans un corps imposant à souhait.
Dernier atout enfin de la production, la direction musicale. Gianluigi Gelmetti retrouve toute la fougue qu’il mettait à diriger le Requiem en 2012 à Monte-Carlo. Suivi sans faiblesse par un orchestre soudé il entraîne l’œuvre dans un rythme soutenu qui éloigne victorieusement toute baisse de régime liée aux répétitions dans la construction dramatique ou aux pauses liées aux précipités. Le souffle semble continu, inépuisable, et les cabalettes mordent l’instant, dans un emportement enivrant qui précipite vers la chute à grands accents.
Mais cette lecture ne tend-elle pas à traiter I due Foscari comme un décalque d’Ernani ? Il est des enregistrements où la verve sonore, plus contrôlée, plus nuancée, fait apparaître plus nettement ce qui à nos yeux constitue l’intérêt particulier de cette œuvre, la présence foisonnante de ces idées et formes musicales, encore esquissées, qui vont s’épanouir dans les opéras futurs. La vigueur déployée ici met surtout en relief la prégnance donizettienne, au détriment de ces prémices qui sont comme noyées dans le maelström. Nos réserves, faut-il le dire, restent ultra minoritaires, et c’est un raz-de-marée d’acclamations qui salue le chef et les trois Foscari. Verdi regrettait, en 1847, que cette œuvre ait « une couleur trop uniforme ». Gageons que cette production, où l’on ne s’ennuie pas un instant, l’aurait rendu plus indulgent !