Le Bourgeois Gentilhomme, création mythique s’il en est, a suscité nombre de reprises tout aussi mythiques. Après Raimu, Louis Seigner l’a joué plus de 500 fois à la Comédie Française, dans une production qui n’avait rien de baroque, mais avec orchestre et chanteurs lyriques (filmée dans une version musicalement réduite, et enregistrée sur vinyle dans une version plus complète avec Jean Giraudeau, André Mallabrera, Jean-Christophe Benoit et Jocelyne Chamonin). Par la suite, Jacques Charon a eu droit à la musique de Richard Strauss, tandis que Jérôme Savary préférait les petits marquis jouant au petit train et les téléphones à la Max Linder. Quant au merveilleux Michel Robin, c’est sur la Marche funèbre d’une marionnette qu’il danse le menuet… Côté musical, Gustav Leonhardt et sa Petite Bande ont enregistré la partition, d’une manière qui paraît aujourd’hui un peu datée, avec notamment Siegmund Nimsgern, Rachel Yakar et René Jacobs.
C’est dire que les références ne manquaient pas, dans des genres très divers, quand la bombe Dumestre/Lazar a éclaté. Aujourd’hui, après des années de représentations, le spectacle n’a pas pris une ride ; chaque artiste (les mêmes qu’à la création) a – bien – vieilli, ayant gagné en humanité, voire en rondeur. L’ensemble s’est donc bonifié si besoin était. Il a certainement gagné en fluidité, chaque acteur connaissant parfaitement les réactions des spectateurs, les préparant et s’en délectant à l’avance. On notera, malgré la petitesse de la scène, la perfection des positions, la perfection également de la gestuelle (ah, les mains de Benjamin Lazar et de Jean-Denis Monory, qui n’ont rien à envier à celles d’un Michel Robin…), et la perfection de la diction tant parlée que chantée, d’autant que le public s’est habitué à la manière de prononcer le français d’alors. Car l’Opéra Royal constitue vraiment l’écrin idéal pour un tel joyau. Seule entrave imposée par la sécurité, la représentation est curieusement donnée avec un éclairage électrique (encore que vacillant) et non les habituelles chandelles, ce qui laisse l’avant-scène dans une obscurité quasi totale.
Les choix du metteur en scène, qui entraîne souvent le spectacle vers la commedia dell’arte, peuvent surprendre : mais certainement a-t-il raison. Ainsi, le Monsieur Jourdain d’Olivier Martin Salvan est-il plus soupe au lait qu’à l’habitude, et plus souvent encore ridicule : quand il chante Jeanneton, quand il essaie de suivre les danseurs dans une ronde endiablée, quand il s’essaie à danser le menuet qui se termine à terre, ou à l’escrime dont la leçon est un modèle du genre, un grand moment de théâtre. Ridicule aussi quand il envoie avec insistance son chapeau dans la figure de Dorimène. Mais on apprécie également un moment de tendresse avec le maître de philosophie (extraordinaire Benjamin Lazar), quand il soulève de terre et étreint avec passion à la fin de la leçon une petite chose toute ratatinée. Nicolas Vial (Madame Jourdain), Louise Moaty (Lucile), Anne-Guersande Ledoux (Dorimène), Lorenzo Charoy (Dorante), Alexandra Rübner (Nicole), Jean-Denis Monory (Covielle) sont tous absolument épatants, au point que l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, la performance individuelle de chaque acteur, ou la cohésion de l’ensemble. C’est d’ailleurs ce qui a permis à la troupe de remplacer au pied levé Julien Lubek, à qui nous souhaitons un prompt rétablissement, dans les quatre rôles qu’il devait interpréter.
Contrairement à certaines représentations en tournée, où l’orchestre paraissait perdre toute consistance dans des espaces trop grands ou trop sonores, il est ici à la fête, parfaitement adapté au lieu, car la sonorité, dans ce théâtre tout en bois, est tout à fait exceptionnelle, marquée par la clarté de tous les pupitres audibles individuellement. Bien sûr, par rapport à des interprétations plus anciennes, l’auditeur néophyte sera surtout surpris par la faiblesse des basses, par l’importance des ornementations, et par le rythme plutôt rapide que donne son excellent chef Vincent Dumestre. La symbiose entre la fosse et la scène est parfaite, tant en ce qui concerne les acteurs, les chanteurs que les danseurs, qui participent joyeusement à ce « spectacle total ». La chorégraphie de Cécile Roussat paraît toujours aussi spontanée, et sa plus grande qualité est certainement l’intégration parfaite dans le spectacle, rendant particulièrement naturels les passages des parties parlées aux parties dansées et à celles chantées.
La cérémonie turque, qui est bien sûr à la fois l’origine et l’aboutissement du spectacle, est parfaitement mise en place malgré l’exigüité du plateau. C’est peut-être là que l’on peut observer la quintessence du spectacle, et admirer l’équilibre des trois spécialités que Monsieur Jourdain voulait tout particulièrement apprendre, la prose, la musique et la danse. Tous les chanteurs sont excellents, bénéficiant eux aussi des conditions privilégiées apportées par le lieu. Ainsi, nulle faiblesse à relever, mais surtout des ensembles particulièrement bien équilibrés entre la fosse et la scène, et entre les pupitres vocaux. Arnaud Marzorati, Claire Lefilliâtre, François-Nicolas Geslot, Serge Goubioud, Jan Van Elsacker, Emmanuel Vistorky et Arnaud Richard sont tous excellents, alliant des dons de présence scénique à un art consommé du chant baroque qui se développe plus encore dans le divertissement final, le Ballet des Nations.
Revoir cette production qui ne sera plus redonnée, et dont c’était ce soir l’une des ultimes représentations, génère une émotion partagée par tout le public. Saluons donc une dernière fois cette réalisation exceptionnelle, et pour ceux qui n’auraient pu la voir, rappelons qu’un excellent DVD (captation 2004) est disponible.