Au départ, il y a la captation vidéographique d’Oedipus Rex au festival Saito Kinen (Japon) que Robert Lepage visionne et dans laquelle les chanteurs actionnent eux-mêmes des marionnettes. Stravinsky, l’orient, une technique théâtrale originale : trois ingrédients que retient le metteur en scène canadien pour imaginer Le Rossignol et autres fables, un spectacle lyrique dont on ressort émerveillé.
Trois ingrédients dont les correspondances, manifestes à l’arrivée, n’étaient pourtant pas, au démarrage, si évidentes. L’une des premières prouesses de cette production est justement de les réunir en un ensemble cohérent et harmonieux. De Stravinsky, Robert Lepage retient d’abord Le Rossignol, une chinoiserie lyrique composée entre 1908 et 1913, qu’il fait précéder de pièces miniatures de la même époque. Le thème animal et la période de composition, dite « russe », leur servent de dénominateur commun. Les influences folkloriques qui imprègnent ces partitions, chinoises pour Le Rossignol, russes pour Renard, Pribaoutki, Berceuse du chat et Les quatre chants paysans, nous projettent dans un Orient qui assure à la composition une unité visuelle. Enfin, l’utilisation de différentes techniques théâtrales, de la plus rudimentaire (des ombres chinoises avec des mains puis des corps) à la plus élaborée (les marionnettes d’eau du Vietnam), trace une ligne thématique qui relie les différentes fables.
Mais c’est le plaisir des sens, plus que le plaisir intellectuel d’assister à un ensemble savamment pensé, qui prévaut, au fur et à mesure que le spectacle déploie ses scènes comme une magicienne ses charmes. Emerveillement visuel devant ces mains dont l’ombre projetée dessine un chat qui se gratte l’oreille, un enfant qui suce son pouce, devant ces corps qui, pliés derrière un écran blanc, représentent les animaux de Renard : le coq, le bouc, le chat… Robert Lepage a d’ailleurs voulu que les pieds des acrobates soient apparents afin que l’on prenne conscience de leur présence. Le niveau de perfection atteint aurait pu sinon laisser penser qu’il s’agissait de vidéos. L’émerveillement devient éblouissement après l’entracte, avec Le Rossignol. Une barque glisse sur un lac bleu (la fosse d’orchestre remplie d’eau). Sur scène, en toile de fond, la grosse caisse éclairée comme une lune, les musiciens et devant eux, tel un paravent diapré, le chœur, richement habillé de vêtements chinois. On n’en dira pas plus, il suffit de savoir que l’enchantement, total, ne se dissipe qu’avec les dernières mesures de l’ouvrage et que le souvenir ensuite, en prolonge longtemps la rare sensation.
Les harmonies ravéliennes des premières mesures du Rossignol, murmurées par un Orchestre de l’Opéra national de Lyon irréprochable, apportent la satisfaction sonore qu’après l’œil, l’oreille à son tour réclamait. Il faut dire qu’auparavant, Renard et les autres fables présentées en première partie expriment surtout les rugosités de l’âme russe. De ces partitions au goût âpre, on apprécie d’abord l’originalité des sons, la précision rythmique et la dynamique qu’impulse à l’ensemble, le chef d’orchestre Kazushi Ono. Déjà, on remarque dans les Berceuses du chat les couleurs typiquement slaves de Svetlana Shilova (La Mort dans Le Rossignol) et dans Les deux poèmes de Constantin Balmont, le timbre charnu d’Elena Semenova (La cuisinère dans Le Rossignol). On note aussi dans Renard, la présence du ténor Edgaras Montvidas, dont la voix, bien que charpentée, nimbe ensuite de poésie le chant du Pêcheur. Dans Le Rossignol toujours, l’apparition d’Olga Peretyatko renforce encore l’impression de magie. En oiseau, la soprano russe expose les mêmes qualités qui nous avaient séduit à Pesaro l’an passé : un timbre fruité dépourvu d’acidité ; une émission haut perchée sans être serrée ; une ligne fine, souple mais solide ; une capacité à animer les vocalises, à les débarrasser de tout caractère mécanique. Ce chant féérique achève d’emporter le public qui au moment des saluts réserve à l’ensemble des artistes une standing ovation, historique en ces lieux.
Le succès de ce Rossignol et autres fables, comparé à l’impression mitigée qu’ont laissée Don Giovanni et Alceste, présentés eux aussi dans le cadre de l’édition 2010 du festival d’Aix-en-Provence, ne manque pas d’interroger. « La tendance majeure de la mise en scène lyrique depuis une quarantaine d’années est celle du théâtre psychologique » constate Robert Lepage, dans le programme du spectacle, avant de proposer d’explorer, avec cette nouvelle production, d’autres voies plus poétiques. Puisse sa démarche servir d’exemple.