Evénement à Lille où l’Opéra affiche une nouvelle production de Carmen, un des ouvrages les plus populaires du répertoire, un des plus périlleux à représenter aussi, en raison justement de sa popularité. Comment surprendre encore le public et la critique quand tout semble avoir été dit, montré vu ; comment éviter la quincaillerie espagnole et les clichés qui embarrassent aujourd’hui l’ouvrage de Bizet : les mains sur les hanches, les œillades charbonneuses car, dans Carmen, on le sait, l’œil qui te regarde est obligatoirement noir ; comment dépasser les idées reçues et renouveler un discours tant de fois rebattu ?
Avec humour suggère le metteur en scène, Jean-François Sivadier en choisissant de rire des gestes trop souvent montrés. Et les artistes d’exagérer la pose, les hommes de lisser leurs cheveux de la paume des mains, les femmes de gonfler la poitrine. Avec humilité aussi en suivant fidèlement le livret sans l’emmêler de son égo et sans abuser d’artifices, le budget de l’Opéra de Lille ne l’auraient sans doute pas permis. Ni apparat, ni costumes tape-à-l’œil donc mais un plateau nu ou presque avec comme seul dispositif scénique des éléments en bois qui créent le décor. Le résultat n’est pas esthétique mais il a le mérite d’être efficace. Par sa sobriété surtout, il met en avant les personnages et souligne le soin porté au mouvement : protagonistes, seconds rôles mais aussi les chœurs trop souvent abandonnés à eux-mêmes quand ils occupent dans Carmen une place primordiale. Qu’il s’agisse de ceux de l’Opéra de Lille ou de la trentaine d’enfants issus du chœur maîtrisien du Conservatoire de Wasquehal, leur implication scénique est permanente. Non pas posés en arrière plan, spectateurs figés du drame qui se joue devant eux, mais acteurs, intéressés ou indifférents, toujours présents. Leur chant même s’en ressent, précis dans son articulation, dynamique, dépourvu chez les enfants de cette acidité qui fait tourner au vinaigre « la garde montante » ou l’arrivée de la quadrille, vivant. Cette vie, qui parcourt le plateau comme elle inonde la musique de Carmen, anime également les dialogues parlés, préférés aux récitatifs d’Ernest Guiraud. Leur réécriture et une chorégraphie plus jerk qu’andalouse achèvent de dépoussiérer le propos. Dépaysé mais non désorienté, le public ne s’y trompe pas : silencieux durant tout le spectacle car attentif ; enthousiaste aux moments des saluts.
Le succès remporté n’est pas le seul à créer l’événement, les moyens déployés aussi sortent de l’ordinaire lillois : dix représentations au lieu des six ou huit habituelles et une multidiffusion sur grand écran dans plusieurs villes du Nord, sur France Inter et sur le site Internet de France 3 Nord-Pas de Calais où le spectacle peut être encore regardé.
Evénement donc et avènement de la Carmen de Stéphanie d’Oustrac autour de laquelle cette production ne peut qu’avoir été imaginée tant elle correspond à son tempérament, tant la mise en scène intègre sa personnalité dans le moindre de ses partis-pris. Jeune, naturelle, spontanée, vraie. On sait la typologie vocale de Carmen indéfinie. Mezzo-sopranos comme sopranos peuvent l’interpréter car l’ambitus est raisonnable et l’essentiel du rôle écrit dans le registre central. Un profil qui correspond exactement à celui de Stéphanie d’Oustrac, voix claire dont la longueur n’est pas la première des caractéristiques. L’aigu touche là à ses limites, les graves aussi sans être pour autant poitrinés si ce n’est à des fins expressives et qu’en de rares occasions. Chaque mot est pensé, chaque intonation vécue. La recherche constante de couleurs ne repose jamais sur l’utilisation d’effets discutables. Aucune facilité ou trivialité ne vient gâter la fraicheur de cette première incarnation, marquée aussi – et peut-être d’abord – par l’excellence de l’élocution, l’écueil, avec celui de la vulgarité, contre lequel butent le plus souvent les interprètes de Carmen. Une qualité essentielle dans le répertoire français, dont hélas ne peuvent se prévaloir ni Olga Pasichnyk, ni Gordon Gietz. Encore la première expose-t-elle un soprano lyrique suffisamment corsé pour sortir Micaëla des ornières de la convention. Le ténor en revanche se montre plus qu’à la peine en Don José. Le rôle vocalement ne lui correspond pas. Raison pour laquelle on suppose qu’une bonne partie de son duo avec Escamillo au III est coupé. D’autant que Jean-Luc Ballestra ne déborde pas non plus de vaillance, dans l’aigu surtout, même s’il porte beau son toréador, par le timbre comme par la silhouette. Parmi les seconds rôles, on remarque les quatre compagnons de Carmen : Eduarda Melo (Frasquita), Sarah Jouffroy (Mercédès), Loïc Félix (Le Dancaïre), Raphaël Brémard (Le Remendado) dont la présence et la diction nous valent un quintette au II pétillant comme du Cava.
La direction de Jean-Claude Casadesus se met au diapason de ses interprètes – sincère, plausible – à leur service aussi car soucieuse de ne jamais couvrir des voix dont la puissance n’est pas l’apanage. De même, elle rejoint la mise en scène dans son respect de l’œuvre, sa volonté de la servir en tentant de la débarrasser du fatras qui parfois l’encombre. Moins lyrique dans le finale du II, moins dramatique dans la dernière scène de l’opéra que la majorité des interprétations auxquelles nous sommes habitué. De quoi donner raison à Nietzsche quand il affirmait que Carmen obtient ses meilleurs effets « sans le mensonge du grand style ».