Irréalisme magique, c’est ainsi que Robert Carsen caractérise L’Affaire Makropoulos (L’Affaire Makropoulos est une traduction erronée. En réalité le mot vĕc désigne l’élixir de longue vie et non le procès intenté par Gregor au Baron Prus). Inspiré par cet ouvrage fascinant, il le met en scène comme le ferait un medium sous la dictée de Janacek. Avec un inconcevable brio et une suite d’images splendides, il nous dévoile les mystères de la longévité d’Elina. A cette fin, il utilise l’une de ses méthodes favorites, la mise en abyme, mais il descend le temps au lieu de le remonter.
L’action débute en 1589, dans un espace vide, irréel. Au lever de rideau, face au public, une jeune fille de seize ans, Elina Makropoulos, vêtue d’une robe de cour rouge vif, attend en silence qu’on lui apporte un flacon dont elle ingère le contenu (l’élixir de longue vie). A la première mesure de l’ouverture, elle fait demi-tour en direction de la scène d’un théâtre dans le théâtre, à l’arrière plan, dont on distingue la rampe brillamment éclairée ; cette scène ouvre au lointain sur une salle invisible, symétrique de la nôtre. Nous avons en quelque sorte traversé le miroir, comme Alice. Le rideau se referme derrière elle pour se rouvrir presque aussitôt quand elle sort de scène. Une nuée d’habilleuses surgies de nulle part l’entoure pour un changement de costume avant de disparaître comme elles sont venues. Le processus d’ellipse temporelle se répète une bonne douzaine de fois, se calquant sur des motifs musicaux et des rythmes précis, et l’on se retrouve en 1912, date à laquelle commence l’action (selon le livret, Elina est née en 1575 et elle est âgée de 337 ans, ce qui nous amène à 1912).
Des costumes très élaborés et une sorte de piédestal ornementé monté sur roues mettent en valeur la diva, poursuivie depuis des siècles par des adorateurs, et qui les manipule sans scrupule, les rejetant dès qu’elle a obtenu d’eux ce qu’elle désirait. Autres thèmes récurrents superbement mis en relief par la direction d’acteurs : le contraste entre la frénésie de vivre de ceux qui entourent Emilia Marty et l’épouvantable solitude de celle qui, ayant vu mourir tous ceux qu’elle aimait, ne peut plus s’attacher à personne, à une exception près : Ferdinand Gregor, de son vrai nom Makropoulos, son arrière-arrière-arrière petit fils redevenu le Ferdi qu’elle chérissait du temps où il était son fils, et qu’elle traite avec la tendre familiarité d’une aïeule.
Elina Makropoulos a dévoilé sa véritable identité. Les habilleuses surgissent une dernière fois et la déshabillent. Son costume rejoint ceux du passé, accumulés sur les portants, résumé saisissant de son fabuleux voyage à travers les siècles. Restée seule (on entend les voix off des autres personnages), en sous-vêtement de soie blanche, tête nue, dépouillée de tout ornement, elle déchire la formule de longue vie après l’avoir proposée au public, par dérision, et rejoint à pas lents le théâtre de l’arrière-scène, devenu le monde d’après la mort.
Les chanteurs, de très haut niveau, sont galvanisés par leur metteur en scène. Guy de Mey, incarne un Vitek très humain que le suicide de Janek et le désespoir de Krista bouleverse. Nous avions déjà apprécié à Paris la prestation de Charles Workman en Gregor et il ne démérite pas, bien au contraire. Son timbre a gagné en chaleur, sa voix en lyrisme et son personnage en densité. Enric Martinez-Castignani (qui fait ses débuts en France), interprète un étrange Kolenatý incroyablement stressé qui, enfermé dans sa bulle, passe à côté de l’évènement le plus important de sa vie. Sa voix bien projetée et sa parfaite articulation ne faiblissent jamais malgré la difficulté de l’écriture musicale, de la langue tchèque et des tempi ultra rapides. Le vieillard Hauk-Šendorf d’Andreas Jäggi, ténor au timbre clair étonnamment jeune, est un vieux fou poétique tout droit sorti de l’échiquier d’Alice à travers le miroir. Excellents également Martin Bárta au beau baryton de bronze qui campe un aristocratique Baron Prus et Enrico Casari dont la voix mozartienne et flexible convient particulièrement bien au personnage attendrissant de Janek.
Angélique Noldus, voix fraîche, timbre pur, incarne avec sensibilité et discrétion ce rôle de jeune fille généreuse et modeste, cruellement déçue par la sécheresse de cœur d’Emilia Marty qu’elle a tant admirée.
L’Emilia Marty de Cheryl Barker, portée par une direction d’acteur qui révèle l’essence même du mythe et par un chant d’une expressivité magistrale, atteint au sublime. Nous vivons à travers elle l’inanité d’une vie qui ne veut pas finir, la destruction progressive de la libido, le désintérêt profond, voire la haine pour ce qui l’entoure, enfin l’absurdité de sa recherche de la formule perdue de longue vie alors qu’au fond d’elle-même, elle n’aspire qu’à mourir.
Seule ombre au tableau, Friedemann Layer ne réussit pas à obtenir de l’orchestre la transparence attendue. Sa palette de nuances s’arrête au mezzoforte tandis que les fortissimi abondent, et il n’évite pas, ça et là, quelques décalages. L’extrême difficulté rythmique et instrumentale de cet ouvrage (l’un des plus difficiles de Janacek), la surabondance des cuivres, la délicatesse des traits aux pupitres des cordes supposent une totale maîtrise technique de la part des instrumentistes comme du chef. Des progrès restent à faire pour y parvenir. Inversement, les voix off, solistes ou choristes, qui créent le mystère, sont impeccablement réglées.
Le public fait un triomphe mérité à la production et ovationne tout particulièrement Cheryl Barker et Carsen, qui a mis son immense talent au service de l’oeuvre. Un spectacle inoubliable !