Autant le choix à Paris d’un Eugène Onéguine en version de concert1 ne nous avait pas convaincu, autant à Dresde Iolanta nous a semblé pouvoir mieux se passer de mise en scène. L’absence d’action d’une part, l’architecture de l’opéra – une suite de numéros – d’autre part autorisent l’œuvre à se dispenser sans trop de dommages de réalisation scénique. La simplicité du livret, moyennant quelques entrées et sorties bien réglées, permet aux artistes d’en faire comprendre le propos par de simples gestes. C’est d’ailleurs, si l’on en croit la récente expérience toulousaine2, une option qui semble préférable à l’heure où le dernier opéra composé par Tchaïkovski connaît un regain d’intérêt.
En fait, proposer précisément cet ouvrage en clôture du Dresdner Musikfestspiele relèvait de l’évidence compte tenu du thème choisi pour l’édition 2010 – la Russie – et des contraintes budgétaires imparties (on connaît le coût de toute mise en scène). Et qui mieux que les forces du Bolchoï pour défendre un tel répertoire ? Démonstration est faite en une exécution superlative d’une heure et demie qui ne ménage à l’auditeur aucun répit. Au point que l’on accueille avec plaisir durant le final les quelques mesures piano qui interrompent un instant le déluge de sonorités, telle la fraîcheur apaisante du sorbet en fin de repas. Car il s’agit bien d’une abondance de sons d’une opulence rare dont nous régale l’ensemble des musiciens réunis sous la direction fulminante de Vassily Sinaisky. Des sons russes, non pas onctueux mais au contraire surets qui dissipent l’impression parfois sucrée que pourrait laisser la musique. Du métal, des grincements, des rafales comme antidote au sentimentalisme d’une partition dont la douceur semblerait sinon fade.
Un orchestre donc à la saveur nourrie et des chanteurs débordant de générosité, russes également par l’emphase et les couleurs bigarrées, comme celles qui décorent leurs poupées. A l’applaudimètre, le baryton Vasily Ladyuk (Robert) et la basse Mikhail Kazakov (René) l’emportent d’une courte tête. Le premier, superbe de timbre, fait chavirer le public par une note suspendue, qui flottant plusieurs mesures, parait infinie. Le second, assourdissant de puissance, nous offre des graves d’une profondeur insondable qui, par contraste avec les aigus, donnent le vertige. En comparaison, le ténor Vsevolod Grivnov parait moins assuré. La voix est moins projetée, l’accent moins ferme, la teinte plus grisâtre. Les applaudissements qui saluent son premier arioso l’aident à surmonter ses handicaps et à redoubler d’efforts. Dans le duo qui suit, l’engagement balaye les réserves mais il n’est pas certain que tant d’énergie soit bénéfique à une voix dont le forte semble déjà l’unique règle. Plus nuancée, Ekaterina Sherbachenko fait sensation, tant physiquement (une taille mannequin et une blondeur à la Renée Fleming) que vocalement, avec elle aussi un éclat et des prodiges d’harmoniques sur toute la longueur. Ces qualités s’accompagnent d’une interprétation d’une grande justesse, d’une grâce qui irradie le personnage jusque dans le regard effectivement absent comme celui de Iolanta, aveugle rappelons-le. En de plus courtes interventions, le chœur et les seconds rôles se placent au même niveau d’excellence tant et si bien que l’on sort du Semperoper comblé et repu, comme après un festin.
1 Sous couvert d’une mise en espace, cf. notre compte-rendu.
2 Le titre du compte-rendu de Maurice Salles – Œil déçu, oreille (presque) comblée– parle de lui-même.