Que de légendes alimentées par Verdi lui-même ont circulé autour de ce Giorno di regno – Jour de règne –, dont le titre ajouté au fiasco le soir de la première a donné lieu à de faciles jeux de mots. Opéra buffa, supposé joyeux, composé sur la tombe de sa femme et de ses deux enfants, morts tous les trois en deux mois : légende ! Si tragique fût-il, ce triple deuil s’étala sur deux ans, d’août 1838 à juin 1840 alors que la composition de l’ouvrage était presque terminée. Conjuration de Romani – le librettiste –, Donizetti et Rossini, hostiles à un nouveau style de musique jugé trivial et bruyant : légende ! Moins qu’un quelconque complot, plusieurs facteurs intervinrent dans la chute du Giorno di regno, dont d’abord l’incapacité de Verdi de se plier à un genre étranger à son tempérament. Il faudra attendre un demi-siècle pour qu’avec Falstaff, le compositeur accepte de se dérider totalement, non sans avoir auparavant fourbi ses armes comiques dans Un ballo in maschera et La forza del destino.
Mais en 1840, l’empreinte rossinienne est trop forte pour que le génie verdien puisse s’imposer sur un autre terrain que le sien. A chaque numéro, la comparaison tourne à l’avantage de l’aîné sans que le cadet ne parvienne à marquer un point. Rossini vainqueur du match par KO. Quelle grille d’interprétation apposer alors sur une partition dont on peut souligner les influences autant que relever les prémonitions ? Faut-il regarder en avant, vers les drames risorgimentaux que semblent annoncer des rythmes martiaux et des accord majeurs, ou retourner vers les opéras giocosi dont le livret offre moults prétextes ?
© Roberto Ricci
Francesco Pasqualetti, à la tête d’un orchestre et chœur du Teatro Communale di Bologna impeccables de cohérence, a fait son choix. Sa direction, taillée à la serpe, donne raison à Rossini quand, malicieux, il affirmait que Verdi était un musicien « avec oune casque ». Les chanteurs lui emboîtent le pas, le regard tous tournés vers le futur, déjà prêts à ajouter à leur jeune répertoire des rôles trempés dans l’encre romantique la plus noire. Quoi de plus logique : ils sont pour la plupart issus du concours des voix verdiennes de Busseto. Leur école de chant ignore un genre auquel Verdi, fort de cet insuccès, tourna le dos.
Mais aussi quoi de plus illogique : l’œuvre, en raison de sa filiation, voudrait deux vraies basses bouffes, une mezzo-soprano capable de chanter Isabella dans l’Italienne à Alger – telle la créatrice du rôle – et un ténor di grazia. Dans l’ordre, ni Levent Barkirci (Kelbar), Matteo Loi (La Rocca), Perrine Madoeuf (La marchesa del Poggio) et Carlos Cardoso (Edoardo) n’ont le profil attendu : les deux premiers barytons (Levent Bakirci chantait Marcello dans La Bohème en novembre dernier, Matteo Loi Guglielmo dans Cosi fan tutte en juin 2018), la troisième soprano lyrique (Micaela, Marguerite et prochainement Adèle du Comte Ory) contrainte de placer sa voix dans un registre médian qui ne lui est pas naturel ; le dernier en méforme ou désormais converti non sans dégats à une tessiture de ténor lyrique. A défaut, tous brulent les planches d’une énergie verdienne au volume décuplé par la taille minuscule de la salle (300 places !), même si l’on regrette que cet engagement se fasse au détriment de la science du mot, indispensable à ce répertoire si l’on veut que l’effet comique s’accomplisse.
Dans un rôle de seconda donna – Giulietta –, Tsisana Giorgadze ne peut faire briller un aigu que l’on pressent épanoui mais le medium, d’un velours légèrement râpeux, est riche des promesses d’une Leonora du Trouvère que la soprano géorgienne, si elle gagne en souplesse et en longueur, ajoutera un jour à son palmarès. Deuxième atout de la distribution : Alessio Verna en Belfiore possède un baryton lié et timbré, apte à Silvio dans I pagliacci comme à Don Alvaro dans Il viaggio a Reims, ce qui n’est pas inutile pour un rôle proche par bien des côtés du Dandini de La Cenerentola.
Adaptés d’un projet de Pier Luigi Pizzi aux dimensions de poche du théâtre, la mise en scène s’ébat en un joyeux tourbillon esthétisant sans se cogner aux murs. Aux jeux d’ombres et d’arches néo-classiques typiquement pizziens s’ajoutent des costumes variés aux couleurs vives et, sous forme de jambon et de meule de parmesan, un clin d’œil à la gastronomie locale. La taille de la salle, son histoire (ou plutôt sa non-histoire puisque Verdi refusa d’y mettre le pied) ne sont pas sans influer sur la perception d’une spectacle dont on ressort partagé, à la fois éprouvé par un effet de loupe acoustique, et enchanté par le charme endormi du lieu qui, le temps d’un soir, nous transporte en dehors de notre siècle.