Annoncé comme une contribution aux célébrations du bicentenaire de Richard Wagner, ce Das Liebesverbot encore rarissime avait de quoi titiller les attentes. Désireux d’obtenir avec cette œuvre, selon ses propres dires, fortune et réputation, le jeune compositeur de 22 ans choisit dans le théâtre de Shakespeare Mesure pour mesure, dont il réalise lui-même l’adaptation, pour écrire un grand opéra-comique. Disparu sans retour après le fiasco de la création – imputable à maintes causes extramusicales – le titre ne revit la lumière qu’en 1923 à Munich, en 1957 à Dortmund, en 1973 au Festival des Jeunes Artistes de Bayreuth mais c’est l’enregistrement réalisé au cours des représentations données à Munich en 1983 qui permit sa diffusion à vaste échelle et constitue jusqu’à présent la référence. Wolfgang Sawallisch avait largement élagué la composition, ramenant sa durée à environ deux heures quarante. Mais c’est une autre version commandée en 2005 à Georgios Kapaglou par le Festival des Jeunes Artistes de Bayreuth que le Festival Castell de Peralada a choisi de présenter. Sera-t-il permis, sans jouer sur les mots et malgré la caution de Bayreuth, de parler de demi-mesure ? En effet, tant l’adaptation du livret par Kapaglou que l’arrangement de la partition par Frank Böhme réduisent l’oeuvre à une heure cinquante et l’effectif orchestral est celui d’un petit orchestre de chambre qui intègre néanmoins des instruments nouveaux. Cela précisé, ce que l’on entend n’est en rien désagréable. Mais alors que Sawallisch recommandait d’oublier tout ce que l’on sait sur Wagner pour se laisser emporter par la pétulance d’une composition où les « à la manière de » abondent, les cibles du jeune arriviste en 1835 (année de la composition) étant Rossini, Donizetti et Bellini, Frank Böhme semble s’être ingénié à gommer autant que possible les traces orchestrales de ces références pour souligner les échos de Weber, voire de Beethoven et renforcer les accents qui annoncent les développements mélodiques et harmoniques du Wagner à venir. Le résultat, on l’a dit, n’est ni sans intérêt ni sans saveur. Mais peut-on encore parler de Das Liebesverbot, livret et musique de Richard Wagner ? Si les adaptations théâtrale et musicale sont étroitement liées, comme à l’origine, le choix de Georgios Kapaglou de relier la révolte racontée dans le livret aux soulèvements de 1968 amène Frank Böhme à employer saxophone et guitare électrique ! Celui-ci, pour éteindre les échos des modèles musicaux italiens donne à la nouvelle orchestration une coloration dramatique qui méconnaît ainsi maints aspects comiques et transforme par suite l’esprit de certaines scènes. En outre les dialogues sont interprétés en catalan, choix explicable mais discutable !
Au-delà de la conception, restent les acteurs de la réalisation, musiciens et chanteurs. Tous méritent des louanges appuyées. La nef unique de la belle église gothique est bordée de gradins entre lesquels s’étend un tapis de graviers qui sera la lice démesurée où se joueront les affrontements. L’orchestre, que le chef dirige face à la nef, est installé dans le chœur. La circulation des personnages se fait aussi bien des sacristies vers le centre (ou vice versa) que de l’extérieur (par le portail d’entrée) vers l’intérieur et inversement. Maître d’œuvre de l’exécution Fausto Nardi, qui dirigeait déjà cette version en 2005 à Bayreuth et participa même aux arrangements musicaux, la possède manifestement sur le bout des doigts et met lumineusement en relief les choix de Frank Böhme, d’une battue précise et vigoureuse mais jamais brutale. Premiers et derniers intervenants les choristes du Chœur de Chambre du Palais de la Musique Catalane sont aussi remarquables sur le plan vocal que sur le plan théâtral, sans la moindre baisse de tension ou de concentration, peut-être grâce à l’absence d’un entracte. Le constat est heureusement le même pour presque tous les solistes. Si la voix de Mercedes Gancedo, dans le rôle un peu effacé de Mariana, est parfois un peu verte dans son registre aigu, celle de Rocio Martinez, aguichante Dorella, et surtout celle de Julia Farrès-Llongueras, vibrante Isabella, ont l’étendue et la souplesse requises par une écriture où l’empreinte italienne reste forte. David Alegret trouve en Luzio, étourdi mais bon cœur, une intéressante occasion de briller sans les risques des rôles rossiniens. On sera moins enthousiaste pour le Claudio de Vicenç Estève Madrid, pour des aigus dans le nez et des regards trahissant une moindre concentration. On le sera autant pour le Brighella d’Enric Martinez-Castigniani ; nous n’aimons pas la dramatisation du personnage, mais nous saluons le talent de l’interprète. On le sera davantage encore pour Alex Sanmarti, dont la voix profonde et le jeu donnent un relief saisissant aux affres du puritain Friedrich.
Porté par cet engagement collectif, des lumières judicieusement réglées (Marco Philipp) permettant de créer des climats différents, y compris d’intimité, quelques meubles suggérant tel ou tel lieu, les déplacements dans l’espace permettant d’animer ce ring sur toute sa longueur, le travail conjoint de Georgios Kapoglou, Andreas Zeissig et Peter Sommerer (mise en scène, dramaturgie, scénographie et costumes) donne une vie réelle au spectacle. Tout juste regrettera-t-on que la revendication d’aimer librement et qui l’on veut s’accompagne de celle de boire immodérément, à en juger par les manifestations d’ivresse récurrentes ! Manifestement séduit par la proposition le public ne ménage pas ses applaudissements et c’est dans l’euphorie visible des artistes que prend fin ce singulier hommage à Wagner.