Revendiquant ses particularités, le festival Lyrique-en-mer a le vent en poupe. Si l’embarcation est de dimensions modestes en regard de l’immensité des exigences, la manifestation belliloise passe aujourd’hui un nouveau cap en présentant à la Citadelle Vauban : Otello de Verdi. Une triple gageure !
Le premier défi consiste à substituer son orchestre de chambre aux quelque quatre-vingt instrumentistes prévus par Verdi pour exécuter une musique hautement symphonique — tâche délicate réalisée comme chaque saison par le directeur musical Philip Walsh au moyen d’un minutieux travail de réécriture d’après la partition originale. Restituer les fulgurances guerrières, rendre les atmosphères troublantes et les couleurs tour à tour éclatantes et sombres, regagner en finesse et en précision ce qui est perdu en puissance, demande des solistes capables de ciseler les moindres nuances. Installés dans une petite fosse d’orchestre intégrée au plateau, les quatorze musiciens virtuoses se trouvent ainsi au centre de l’action dramatique. L’ovation faite au chef anglais et aux instrumentistes témoigne de l’efficacité d’une option inaccoutumée qui s’avère un véritable miracle dans cette salle à l’excellente acoustique, mais dont la configuration est peu adaptée aux représentations d’opéra.
Second défi, faire surgir avec les moyens du bord le drame de Shakespeare. Fort du professionnalisme de son équipage, Richard Cowan, se contente de quelques meubles et praticables et de costumes d’époque assez réussis. Utilisant astucieusement un plateau asymétrique et divisé, partiellement occupé par une petite fosse d’orchestre en arrière-plan, le talentueux metteur en scène américain parvient à « théâtraliser » tout l’espace. Compensant l’absence de décors, il convie les parois et même les piliers qui soutiennent le plafond sur toute la longueur de la salle à participer. Les entrées et sorties des protagonistes se font de manière fluide tandis que les personnages secondaires et les choristes se déplacent de même. Ce qui est le plus remarquable, c’est un perceptible « effet de troupe » se traduisant par une joie de jouer et de chanter ensemble. Elle est le fruit d’un travail collectif, véritablement animé par une direction d’acteurs enthousiaste et compétente.
Ultime défi, mais non des moindres, réunir un trio de chanteurs acteurs aptes à rendre justice à cette œuvre ô combien complexe. Avec une voix encore en attente de maturité, le jeune baryton américain Keith Harris possède une solide technique et surtout la personnalité du Iago idéal. Son Credo est chanté avec la hargne, l’intelligence venimeuse, la noirceur lucide, qui rendent ce monologue si percutant. Un nom à suivre. Le rôle d’Otello est tenu par Michael Austin, chanteur qui n’a nul besoin d’être grimé car il est lui-même un Maure authentique. Ce baryténor afro-américain résidant à Berlin est un spécialiste d’Otello qu’il a interprété une soixantaine de fois dans divers pays. Sa première entrée du fond de la salle est saisissante d’autorité. « Esultate! » et surtout « Abbasso le spade ! » font immédiatement mouche. Si le timbre est un peu ingrat dans certains forte et si la ligne de chant se brise parfois légèrement, la voix s’adoucit agréablement quand la partition offre au chanteur l’occasion d’alléger. À partir du moment où Iago a instillé en lui le poison de la jalousie, Austin sait devenir très humain. Ses regards tournés vers l’intérieur, ses gestes inquiets le rendent touchant — il caresse discrètement son crâne comme pour en chasser les horribles images qui le hantent. Loin d’un être brutal, intolérant, sanguinaire, ce génie militaire, ayant peu l’expérience des femmes, plutôt qu’un jaloux maniaque, ne serait-il pas malgré son âge et son rang un cœur candide ? Quant à la soprano américaine, Jennifer Black (entendue à Toulouse dans Norina), elle est une Desdemona naturelle et bien chantante avec un timbre musical et pur. Si la chanson du saule tombe dans l’écueil d’une certaine monotonie, la dernière prière est le moment de grâce de la soirée. La scène finale est d’autant plus poignante que les innocents personnages pris au piège de Iago nous semblent proches.
Parmi les débutants américains à Belle-Ile, on distingue le ténor Matthew Tuell (Cassio) avec un joli « Essa infiora » ainsi que la chaleureuse mezzo Joanna Wernette (Emilia). Minutieusement réglées, les scènes dramatiques chorales sont des plus impressionnantes. En particulier le brindisi, suivi du duel entre Cassio et Roderigo au premier acte.
Certes une citadelle est une place forte, mais celle de Belle-Ile pourrait bien devenir un jour une rampe de lancement pour un travail lyrique qui mériterait d’être reconnu au-delà de ses remparts.
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