Reprenant sa production de 2001, l’opéra de Zürich propose, événement de la saison, le mythique Ring de Wagner, planifié entre octobre et décembre pour les deux premiers volets, et mars-avril pour la représentation des quatre opéras du cycle.
Après un problème technique de machinerie qui retarde le début de la représentation et fait craindre pour le spectacle, le rideau s’ouvre sur un fond bleu aurore, et une étendue de fumée; la première note résonne, le mouvement débute: un monde naît.
Esthétisante, dépouillée, chorégraphiée, et surtout, faite de poses typées: pas de doute, la mise en scène est de Robert Wilson. Le décor, pour l’essentiel, se résume à une couleur changeante projetée en fond de scène et à une grande aiguille en métal qui crée des espaces et semble symboliser un pouvoir, sans bien définir lequel. Tout, dans les mouvements, est économie et précision, et on salue le travail scénique effectué par les chanteurs. Disons-le d’emblée, le résultat est globalement très saisissant, onirique, et l’on se laisse volontiers glisser dans ces tableaux qui, pour la plupart, touchent au sublime: il faut voir cette immense mer de nuages qui ouvre l’oeuvre, il faut voir le Niebelheim (fait d’un grillage de barres entremêlées), infiniment oppressant, inquiétant, il faut voir Alberich convoquer les Niebelungen pour amasser le prix de sa liberté; en somme, il faut voir ce Rheingold. Dommage pourtant que Wilson n’ait pas voulu s’accorder un peu de liberté dans les scènes d’action, qui semblent tout à coup très artificielles: ainsi, les mouvements des filles du Rhin, qui rappellent plutôt des nornes que des naïades, semblent complètement hors sujet lorsque Alberich s’empare de l’or. De même, l’arrivée lente et chroégraphiée d’un Froh qui devrait voler au secours de sa soeur frise le ridicule et empêche la réalisation du coup de théâtre exprimé par la partition. Les contrastes de celle-ci permettaient pourtant au metteur en scène d’oser quelque chose de plus vif qui s’intégrerait, de fait, à la musique et à l’action.
L’Alberich de Rolf Haunstein est puissant; on regrette peut-être un manque de noirceur dans la voix, mais quelle interprétation, et quelle ligne maîtrisée! Wotan, interprété par Egils Silins, malgré des premiers graves en retrait, devient rapidement le dieu dans toute sa splendeur: autorité, rondeur, plénitude: tout est là, et d’une bien belle manière. Liliana Nikiteanu fait une bonne Fricka malgré quelques raideurs. Fasolt (Andreas Hörl) et Fafner (Pavel Daniluk) offrent un bilan un peu plus mitigé: le premier, s’il a le timbre du géant, n’en a pas le coffre, et si la voix gagne en ampleur au fil de la représentation, il reste un Fasolt en demi-teinte, qui laisse entendre parfois un étrange manque de soutien. Fafner quant à lui est plus convaincant, mais la voix est engorgée ; trop, même pour un géant. Donner (Cheyne Davidson) est un baryton en excellente forme, aux sons clairs et vifs. On aimerait pouvoir en dire autant de Froh (Miroslav Christoff), seule véritable déception, heureusement secondaire, de la soirée: outre le fait qu’il ne passe pas du tout l’orchestre lors de son entrée (au point qu’on doute qu’il soit effectivement là), le son est crispé, raide et sans brillance: on peine pour lui à chaque note. Volker Vogel est un Mime parfait, ambigu, maladif et tourmenté, les trois filles du Rhin (Sen Guo, Anja Schlosser et Irène Friedli) forment une entité sans faille, ce qui mérite d’être signalé, et l’Erda de Wiebke Lehmkuhl, terrifiante apparition, nous remue profondément dans un avertissement puissant et royal, malgré quelques notes un peu cassées. Mais la perle, la merveille de la soirée se trouve être le Loge de Reinaldo Macias: on croit rêver, on ferme les yeux pour s’en assurer, pourtant cela se confirme, c’est une de ces voix aux harmoniques et aux couleurs superbes qui rappelle un peu le timbre des jeunes années de Windgassen. Chaque note, chaque son, est un trésor, et on regrette infiniment de ne pas le revoir plus loin dans ce cycle, ce choix s’expliquant peut-être par une puissance qui, de temps à autre, semble un peu juste.
L’autre merveille de la soirée, c’est sans nul doute Philippe Jordan, sur les traces de son père qui avait dirigé le cycle à Genève en 2002. Le jeune chef (33 ans!) se baigne littéralement dans cette partition, et en dégage une interprétation pleine de personnalité: les motifs graves (tarnhelm, anneau, … ) sont contrastés et soulignés, pour un effet d’une insondable noirceur. La direction est fluide, pleine de nuances, et tire de l’orchestre un son magnifique; ceci à l’exception des cors, qui auront aligné au cours de la soirée un nombre incalculable de couacs et d’imprécisions, et ce, dès l’ouverture.
Les quelques réserves formulées ici sont à relativiser: c’est un superbe Rheingold qui nous a été offert. Un monde noble, sublime et inquiétant de dieux et de puissantes malédictions, d’où se dégage une impression de beauté, et de grande profondeur. On attend avec impatience de goûter à la Walkyrie, et de voir comment, avec un tel style de mise en scène, on aura appréhendé un environnement qui offre son lot de difficultés.