Comme il nous le révèle dans ses mémoires, à 23 ans, Berlioz est littéralement foudroyé en découvrant en même temps l’art de Shakespeare et le visage de sa future femme, sous les traits d’Ophélie puis de Juliette. Après l’échec retentissant de son premier opéra, Benvenuto Cellini, alors qu’il souhaite recréer en musique la tragédie des amants de Vérone, Berlioz opte prudemment pour une grande symphonie dramatique en cinq mouvements. Les célèbres scènes — bal, déclaration d’amour, convoi funèbre, bataille, réconciliation… — entre les Capulet et les Montaigu sont confiées à l’orchestre tandis que durant le Prologue et le Finale trois voix solistes et deux chœurs font office de récitants. Ainsi, comme le dit fort bien Gérard Condé dans le programme, la symphonie se trouve « enchâssée comme au centre d’un retable ».
Qu’en est-il de l’exécution entendue dans la prestigieuse salle de l’avenue Montaigne ? La petite déception du forfait de Sonia Ganassi est surmontée par l’annonce du nom de Patricia Bardon (non moins luxueuse, vu la brièveté de l’intervention). De sa voix vibrante et colorée, la mezzo irlandaise assume l’introduction censée nous plonger dans le rêve amoureux : « Premiers transports que nul n’oublie… ». Cependant, en dépit du délicieux soutien instrumental, la magie du chant n’opère pas vraiment. Dans son évocation de Mab, reine des songes, le ténor John Mark Ainsley, ne nous fait guère rêver davantage. Bien qu’un peu rattrapé par le travail sur la langue française du petit Chœur de la Schola cantorum d’Oxford, la diction des solistes laisse à désirer et l’on se prend à regretter l’absence de surtitres. Malgré la direction compétente sinon inspirée de Sir Mark Elder et d’excellents pupitres — flûtes bien chantantes, cordes soyeuses, percussions vigoureuses — le grand orchestre sonne assez sèchement et même platement. La scène d’amour dans la nuit sereine passe presque à la trappe et l’on s’ennuie quelque peu. Serait-ce, l’effet « acoustique ingrate du premier balcon » dénoncée par Laurent Bury (voir recension de Giustino) ? Impossible de le vérifier, car comme il se doit, l’œuvre est exécutée sans entracte. En revanche, on ne nous épargne pas de nombreuses pauses afin d’effectuer diverses manipulations de harpes, déplacements de cuivres, etc. qui interrompent le fil du récit de la tragédie. Hormis certains cors à la recherche de la note juste et quelques décalages entre les instrumentistes et le grand Chœur symphonique de la BBC, la dernière partie est exécutée avec davantage de brio. Enfin, seul à chanter par cœur, la basse bulgare Orlin Anastassov interprète de sa voix large et profonde le récitatif et l’air du Père Laurence, avec l’engagement qu’on aurait aimé ressentir durant tout concert. Car si dans l’œuvre de Berlioz ce renoncement sublimé est un rendez-vous manqué avec l’opéra, il a produit une symphonie dramatique d’une expressivité inaccoutumée. Comme on le sait, Wagner, présent à la première, ne s’y était pas trompé.
* Laurent Bury, « Sauvé par l’entracte » critique du 24 février 2012