C’était une évidence : Leonardo García Alarcón ne pouvait inaugurer la nouvelle Cité bleue de Genève (voir notre Actualité) qu’avec « son » Orfeo. Sa lecture de la favola in musica de Monteverdi a été souvent saluée par Forum Opera dans ses versions scénique ou discographique, elle illumina la soirée d’ouverture du 9 mars, sonnant idéalement dans l’acoustique modulable de la salle, réglée à 1,3 seconde de réverbération, si nos renseignements sont exacts…
Toute la richesse de couleurs de Monteverdi, tout le fruité des sonorités acquérant ici une présence, une proximité saisissantes. Un son à la fois précis et profond. On ne perd pas une note des archiluths (Mónica Pustilnik et Giangiacomo Pinardi) ou de la saveur des cornets à bouquins (Doron Sherwin et Rodrigo Calveyra), on prend en plein plexus les quatre saqueboutes de la toccata. Mais en même temps le son a de la profondeur, s’appuyant sur la contrebasse d’Eric Mathot et le violoncelle de Oleguer Aymami Busqué. Pour ne rien dire de la proximité des voix des chanteurs (et de leurs visages).
Leonardo García Alarcón a l’art de passer du swing pimpant du chœur des nymphes et des bergers à leur poignante déploration de la fin du deuxième acte, « Chi ne consola, ahi lassi ? », aux polyphonies. Formidable plasticité du Chœur de chambre de Namur, aussi aérien dans cette pastorale qu’il sera grandiose et glaçant au quatrième acte dans l’imposant chœur des Esprits infernaux, à grands renforts de saqueboutes, d’orgue et de percussions (on se croira dans San Marco).
Un nouveau son
Dans son préambule, LGA avait évoqué une nouvelle manière de concevoir le son.
On en eut un exemple lors de la sublime aria « Possente spirto » d’Orfeo, avec un travail sur les échos tout en transparence : belles arabesques du premier violon Yves Ytier conversant avec Valerio Contaldo et avec le violon en coulisses de Laura Corolla, même trilogue musical avec les deux cornetti, et que dire de la harpiste Marina Bonetti se donnant écho à elle-même… Tout cela clair et présent comme (peut-être) au Palazzo Ducale de Mantoue en 1607.
Mention particulière à Yves Ytier qu’on verra se lancer, son violon et son archet au bout de ses grands abattis, dans une athlétique -et épatante- variation dansée qui laissera le public pantois !
Tous ainsi participent de la même esthétique, expressive, sensuelle, ardente. Timbres fruités, articulation vigoureuse, projection vocale, à l’instar de la première apparition, hiératique, puissante, de la Musique, incarnée au prologue par Mariana Flores, dans un recitar cantando, tout en changements de rythmes, de couleurs vocales, et comme improvisé, suivi par un García Alarcón aux aguets.
Non moins charnus, le Premier Berger de Fabien Hyon et le « Vieni, Imeneo », du chœur à la belle plénitude, appuyé sur un fort contingent de voix mâles (quatorze hommes et neuf femmes). Tout cela est bondissant et plein de sève et prépare l’arrivée de Valerio Contaldo, Orfeo tout d’expansion lyrique, riche de timbre et rayonnant (ça s’impose puisque c’est au soleil que s’adresse son premier air, « Rosa del ciel ») avant le retour de Mariana Flores, en Euridice, avec une toute autre voix, virginale et tendre.
Une troupe fervente
La géographie de la salle, la proximité de la scène et de la fosse, accentuent l’impression d’avoir devant soi une troupe de musiciens et de chanteurs partageant la même ferveur et la même approche. On saluera d’abord la Messagiera glaçante de Giuseppina Bridelli et son sublime récit de la mort d’Euridice, « In un fiorito prato », madrigal tout en silences et en modulations surprenantes, en émotion surtout (son cri sur « E te chiamando, Orfeo »), mais il y a là une équipe et cela s’entend : le Plutone aux graves sépulcraux d’Andreas Wolf, le Carone noir à souhait de Salvo Vitale, Anna Reinhold aux aigus impressionnants en Speranza et en Proserpina, les Bergers (les ténors Fabien Hyon et Alessandro Giangrande, le contre-ténor Leandro Marziotte, les basses Matteo Bellotto et Phillippe Favette) à qui Monteverdi demande d’être tour à tour élégiaques, bouffes ou compatissants.
Le formidable Valerio Contaldo
La direction très contrastée de Leonardo García Alarcón est un subtil mélange de théâtralité, de vigueur, mais aussi de souplesse, de frémissement, d’écoute de ses chanteurs. Ici il impose une battue impérieuse, ailleurs on a l’impression qu’il « laisse aller » -et alors le continuo peut varier ses textures soyeuses à loisir…
Cette lecture à fleur de sensibilité trouve en Valerio Contaldo son Orfeo idéal, constamment admirable : l’équilibre du texte et de la musique dans le « Possente spirto », le dénuement puis l’insurrection du lamento « Tu se’ morta, mia vita », le fier désespoir de l’arioso « Questi i campi di Tracia » au 5e acte, puissant et altier, proféré en diseur (à l’italien parfait, évidemment) jusqu’à l’imprécation finale « Quinci non fia.. », où il semble soulevé par une force tellurique. Quelques minutes plus tard, c’est dans un déferlement de vocalises (en duo avec l’excellent Apollo d’Alessandro Giangrande) qu’il montera au ciel retrouver Euridice.
Tout s’achèvera dans un irradiant chœur de nymphes et de bergers et une moresca trépidante (accelerando irrésistible !).
Cette nouvelle salle n’aurait pu connaître baptême plus émouvant, joyeux et fraternel.