Rarement une production d’opéra aura tant fait parler d’elle dans le microcosme du public bruxellois. Depuis le soir de la première (à laquelle les collaborateurs de Forum opéra n’ont pas eu accès, la Monnaie se donnant le chic d’être la seule maison d’opéra européenne à nous refuser une accréditation pour les soirs de premières – on se demande bien pourquoi) ce ne sont que commentaires offusqués à propos de telle ou telle scène de débauche ou de la présence d’une enfant dans un spectacle clairement destiné à un public adulte. Largement relayés par une partie de la presse – contredits par l’autre, ces propos enflent ; les réseaux sociaux s’en mêlent, publiant les interventions de ceux qui n’ont pas vu le spectacle, répondant à ceux qui l’ont peut-être vu, ou qui auraient bien voulu le voir. Tous ont une opinion, et c’est ainsi que naît la polémique. Croyant qualifier la mise en scène d’Andrea Breth, ces commentaires là en disent sans doute plus long sur leur auteur que sur le spectacle lui-même. Ce sont des matières où chacun définit ses propres limites – à l’intérieur desquelles il se délecte sans distance ni jugement – et trouve scandaleux tout ce qui les dépasse, alors que le propos de la metteur en scène est justement de susciter une réflexion sur les notions mêmes de limite et de transgression, à travers les diverses représentations de la traite des êtres humains, le sujet qu’elle a délibérément placé au cœur de son propos.
Est-ce solliciter exagérément livret et partition que de centrer l’intrigue de La Traviata sur cette question ? Sans toute pas, puisque c’est précisément l’hypocrisie sociale que Verdi cherchait à dénoncer lorsqu’il conçut son opéra, et qui est simplement transposée ici à l’époque contemporaine. Alors certes, le trait est volontairement grossi, mais dans un monde largement nivelé, où les prostituées écrivent des livres et paradent sur les plateaux de télévision, cette caricature était sans doute nécessaire pour établir l’infranchissable distance entre le monde d’Alfredo et celui de Violetta, et la choquante violence de la transgression. Le spectacle a-t-il été édulcoré depuis le soir de la première ou aurais-je raté quelque détail particulièrement scabreux, rien de ce que j’ai vu sur la scène ce jeudi soir (cinquième représentation) ne m’a paru insurmontable, ni justifier un tel émoi ou une telle montée aux créneaux. Et le parfum de scandale masque lâchement les qualités intrinsèques de cette production.
La distribution de grande qualité présente une Violetta quasiment idéale : le soprano de Simona Saturova peut paraître un peu léger pour le rôle, mais sa virtuosité, la facilité avec laquelle elle évolue dans toutes les tessitures, le charme irrésistible de son timbre, gouleyant comme un bon vin, convainquent très rapidement. L’Alfredo de Sébastien Guèze est étonnant de vigueur, d’ardeur juvénile ; certes, la voix est un peu verte pour le rôle, ce que le jeune chanteur français compense par une énergie vocale redoublée. A ce jeu là, il expose sans doute imprudemment son instrument, mais le résultat est stupéfiant d’efficacité, en particulier dans les duos avec Violetta. La conception théâtrale du rôle dépasse en intérêt et en complexité ce qu’on peut voir d’habitude : son personnage évolue considérablement au fil des trois actes, le jeune amoureux adolescent un peu ridicule du début – mais d’une candeur attachante – acquiert petit à petit les défauts de l’âge adulte, veulerie, jalousie et lâcheté, jusqu’au repentir final. Le père Germont (Scott Hendricks), excellent scéniquement, présente quelques faiblesses vocales : émission instable dans le registre grave, peu de brillant dans la voix, il campe néanmoins lui aussi un personnage complexe. La metteur en scène a beaucoup travaillé sa relation avec Violetta, qui comporte sa part d’ambiguïté, ce que ne dément pas (bien au contraire) la partition musicale.
La caractérisation de chaque personnage est particulièrement soignée et forte, y compris les rôles plus secondaires comme celui d’Annina, par exemple (courageuse Carole Wilson), présentée habituellement comme une domestique sans personnalité et à qui Andrea Breth donne – c’est entièrement neuf – une réelle consistance, tantôt tragico-comique et tantôt dramatique. Seule Flora, chantée par Salomé Haller, paraît en retrait. Tous sont en outre excellents comédiens, c’est-à-dire excellemment dirigés.
Les deux scènes de fête (le premier acte et la fête chez Flora) sont le prétexte aux débauches qu’on a dites, et constituent sans doute la partie la plus faible du spectacle. Au premier acte, alcool, drogue et érotismes mêlés créent quelques situations comiques mais ne s’accordent pas entièrement avec la partition musicale qui décrit une fête joyeuse et vivifiante. Le caractère espagnol de la fête chez Flora (concession au goût de l’époque, ce n’est peut-être pas la meilleure partie de la partition) tombe à plat et ne colle pas lui non plus à l’esthétique blanche et froide de la mise en scène. On pense plutôt au film de Kubrick Eyes wide shut et à son érotisme glacé et distancié. Toute la première partie du deuxième acte, en revanche, est extrêmement juste, émouvante car centrée sur des personnages particulièrement bien construits, et d’une parfaite lisibilité. Le troisième acte montre le paroxysme du sordide : les deux femmes sont devenues SDF, Annina est tombée dans le ruisseau et Violetta agonise, avec une bâche en plastique pour toute couverture. Ce destin misérable s’inscrit tout naturellement dans la suite logique du spectacle, suscitant émotion et réflexion; le repentir des Germont sonne juste, et constituerait presque une conclusion morale à l’ensemble des audacieuses propositions de la metteur en scène.
L’orchestre de la Monnaie, en petite forme, est mené par un Adam Fischer très attentif au confort des chanteurs et redoublant d’énergie pour établir la cohérence musicale et la dynamique de ce spectacle particulièrement riche. Pas un instant la tension dramatique ne faiblit. Les chœurs, relégués dans la fosse et donc plus attentifs ou plus disponibles, font une prestation remarquable.